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Tout cela est très joli, Siiskind, Stevenson, Marquez, Dostoïevski, Fante, Chester Himes, Lagerlôf, Calvino, tous ces romans lus en vrac et sans contrepartie, toutes ces histoires racontées, cet anarchique festin de lecture pour le plaisir de la lecture… mais le programme, bon Dieu, le Programme! Les semaines filent et le programme n'est pas encore entamé. Terreur de l'année qui coule, spectre du programme inachevé…

Pas de panique, le programme sera traité, comme on dit de ces arbres qui donnent des fruits calibrés.

Contrairement à ce qu'imaginait Banane et Santiags, le professeur ne passera pas toute l'année à lire. Hélas! Hélas! pourquoi a-t-il fallu que se réveille si vite le plaisir de la lecture muette et solitaire? A peine entame-t-il un roman à voix haute qu'on se précipite en librairie pour s'offrir «la suite» avant le cours suivant. A peine raconte-t-il deux ou trois histoires «… pas la fin, ui'sieur, ne racontez pas la fin!»… qu'on avale les bouquins dont il les a tirées.

(Unanimité qui, d'ailleurs, ne doit pas l'abuser. Non, non, le professeur ne vient pas d'un coup de baguette magique de métamorphoser en lecteurs 100 % de réfractaires au livre. En ce début d'année tout le monde lit, certes, peur vaincue, on lit sous le coup de l'enthousiasme, de l'émulation. Peut-être même, qu'il le veuille ou non, lit-on un peu pour complaire au prof… lequel, d'ailleurs, ne doit pas s'endormir sur les braises… rien ne refroidit plus vite qu'une ardeur, il en a souvent fait l'expérience! Mais pour l'instant on lit unanimement, sous l'emprise de ce cocktail chaque fois particulier qui fait qu'une classe confiante se comporte comme un individu tout en conservant sa trentaine d'individualités distinctes. Cela ne signifie pas qu'une fois devenu grand, chacun de ces élèves «aimera lire». D'autres plaisirs prendront peut-être le pas sur le plaisir du texte. Reste qu'en ces premières semaines de l'année, l'acte de lire - le fameux «acte de lire»! - ne terrorisant plus personne, on lit, et parfois très vite.)

Qu'ont-ils donc, d'ailleurs, ces romans, pour être lus si vite? Faciles à lire? Qu'est-ce que ça veut dire «facile à lire»? Facile à lire La Légende de Gosta Berling? Facile à lire Crime et Châtiment? Plus faciles que L'Etranger, que Le Rouge et le Noir? Non, ils ont d'abord, qu'ils ne sont pas au programme, qualité inestimable pour les petits copains de la Veuve sicilienne, prompts à qualifier de «chiante» toute œuvre choisie par le magistère pour l'accroissement raisonné de leur culture. Pauvre «programme». Il n'y est évidemment pour rien, le programme. (Rabelais, Montaigne, La Bruyère, Montesquieu, Verlaine, Flaubert, Camus, «chiants»? Non mais sans blague…) Il n'y a que la peur pour rendre «chiants» les textes du programme. Peur de ne pas comprendre, peur de répondre à côté, peur de l'autre dressé au-dessus du texte, peur du français envisagé comme matière opaque; rien de tel pour brouiller les lignes, pour noyer le sens dans le lit de la phrase.

Burlington et Perfecto sont les premiers surpris quand le prof leur annonce que L'Attrape-cœur de Salinger, dont ils viennent de se régaler, est en train de faire le malheur de leurs condisciples américains pour la seule raison qu'ils l'ont à leur programme. En sorte qu'il se trouve peut-être un Perfecto texan en train de s'envoyer en douce Madame Bovary pendant que son prof s'épuise à lui fourguer du Salinger!

Ici (petite parenthèse) intervention de la Veuve sicilienne:

– Un Texan qui lit, monsieur, ça n'existe pas.

– Ah! bon? D'où tu tiens ça?

– De Dallas. Est-ce que vous avez jamais vu un seul personnage de Dallas un livre à la main?

(Fermons la parenthèse.)

Bref, planant dans toutes les lectures, voyageant sans passeport dans les œuvres étrangères (surtout étrangères: ces Anglais, ces Italiens, ces Russes, ces Américains, ont le chic pour se tenir loin du «programme») les élèves, réconciliés avec ce qui se lit, se rapprochent en cercles concentriques des œuvres qui sont à lire, et y plongent bientôt, comme si de rien n'était, pour la seule raison que La Princesse de Clèves est devenu un roman «comme un autre», aussi beau qu'un autre… (Plus belle que toutes, même, cette histoire d'un amour sauvegardé de l'amour, si curieusement familière à leur adolescence moderne, qu'on prétend un peu vite asservie aux fatalités consommatoires.)

Chère Madame de Lafayette,

Au cas où la nouvelle vous intéresserait, je sais quelque classe de seconde réputée peu «littéraire» et passablement «dissipée», où votre Princesse de Clèves fut hissée au «hit-parade» de tout ce qui s'y lut cette année-là.

Le programme sera traité, donc, les techniques de dissertation, d'analyse de texte (jolies grilles ô combien méthodiques), de commentaire composé, de résumé et de discussion, dûment transmises, et toute cette mécanique parfaitement rodée pour bien faire entendre aux instances compétentes, le jour des examens, que nous ne nous sommes pas contentés de lire pour nous distraire, mais que nous avons compris, aussi, que nous avons fourni le fameux effort de comprendre.

La question de savoir ce que nous avons «compris» (question finale) ne manque pas d'intérêt. Compris le texte? oui, oui, bien sûr… mais compris surtout qu'une fois réconciliés avec la lecture, le texte ayant perdu son statut d'énigme paralysante, notre effort d'en saisir le sens devient un plaisir, qu'une fois vaincue la peur de ne pas comprendre les notions d'effort et de plaisir œuvrent puissamment l'une en faveur de l'autre, mon effort, ici, garantissant l'accroissement de mon plaisir, et le plaisir de comprendre me plongeant jusqu'à l'ivresse dans l'ardente solitude de l'effort.

Et nous avons compris autre chose, aussi. Avec un brin d'amusement, nous avons compris «comment ça marche», compris l'art et la manière de «parler autour», de se faire valoir sur le marché des examens et des concours. Inutile de le cacher, c'est un des buts de l'opération. En matière d'examen et d'embauché, «comprendre», c'est comprendre ce qu'on attend de nous. Un texte «bien compris» est un texte intelligemment négocié. Ce sont les dividendes de ce marchandage que le jeune candidat quête sur le visage de l'examinateur quand il lui coule un regard en douce après lui avoir servi une interprétation astucieuse - mais point trop audacieuse - d'un alexandrin à réputation énigmatique. («Il a l'air content, continuons sur cette voie, elle conduit droit à la mention.»)

De ce point de vue, une scolarité littéraire bien menée relève autant de la stratégie que de la bonne intelligence du texte. Et un «mauvais élève» est, plus souvent qu'on ne croit, un gamin tragiquement dépourvu d'aptitudes tactiques. Seulement, dans sa panique à ne pas fournir ce que nous attendons de lui, il se met bientôt à confondre scolarité et culture. Laissé pour compte de l'école, il se croit très vite un paria de la lecture. Il s'imagine que «lire» est en soi un acte élitaire, et se prive de livres sa vie durant pour n'avoir pas su en parler quand on le lui demandait.

C'est donc qu'il y a encore autre chose à «comprendre».