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Peu d'objets éveillent, comme le livre, le sentiment d'absolue propriété. Tombés entre nos mains, les livres deviennent nos esclaves - esclaves, oui, car de matière vivante, mais esclaves que nul ne songerait à affranchir, car de feuilles mortes. Comme tels, ils subissent les pires traitements, fruits des plus folles amours ou d'affreuses fureurs. Et que je te corne les pages (oh! quelle blessure, chaque fois, cette vision de la page cornée! «mais c'est pour savoir où j'en suiiiiiiiis!») et que je te pose ma tasse de café sur la couverture, ces auréoles, ces reliefs de tartines, ces taches d'huile solaire… et que je te laisse un peu partout l'empreinte de mon pouce, celui qui bourre ma pipe pendant que je lis… et cette Pléiade séchant piteusement sur le radiateur après être tombée dans ton bain («ton bain, ma chérie, mais mon Swift!») et ces marges griffonnées de commentaires heureusement illisibles, ces paragraphes nimbés de marqueurs fluorescents… ce bouquin définitivement infirme pour être resté une semaine entière ouvert sur la tranche, cet autre prétendument protégé par une immonde couverture de plastique transparent à reflets pétroléens… ce lit disparaissant sous une banquise de livres éparpillés comme des oiseaux morts… cette pile de Folio abandonnés à la moisissure du grenier… ces malheureux livres d'enfance que plus personne ne lit, exilés dans une maison de campagne où plus personne ne va… et tous ces autres sur les quais, bradés aux revendeurs d'esclaves…

Tout, nous faisons tout subir aux livres. Mais c'est la façon dont les autres les malmènent qui seule nous chagrine…

Il n'y a pas si longtemps, j'ai vu de mes yeux vu une lectrice jeter un énorme roman par la fenêtre d'une voiture roulant à vive allure: c'était de l'avoir payé si cher, sur la foi de critiques si compétents, et d'en être tellement déçue. Le grand-père du romancier Tonino Benacquista, lui, est allé jusqu'à fumer Platon! Prisonnier de guerre quelque part en Albanie, un reste de tabac au fond de sa poche, un exemplaire du Cratyle (va savoir ce qu'il fichait là?), une allumette… et crac! une nouvelle façon de dialoguer avec Socrate… par signaux de fumée.

Autre effet de la même guerre, plus tragique encore: Alberto Moravia et Eisa Morante, contraints de se réfugier pendant plusieurs mois dans une cabane de berger, n'avaient pu sauver que deux livres La Bible et Les Frères Karamazov. D'où un affreux dilemme: lequel de ces deux monuments utiliser comme papier hygiénique? Si cruel qu'il soit, un choix est un choix. La mort dans l'âme, ils choisirent.

Non, quelque sacré que soit le discours tressé autour des livres, il n'est pas né celui qui empêchera Pepe Carvalho, le personnage préféré de l'Espagnol Manuel Vasquez Montalban, d'allumer chaque soir un bon feu avec les pages de ses lectures favorites.

C'est le prix de l'amour, la rançon de l'intimité.

Dès qu'un livre finit entre nos mains, il est à nous, exactement comme disent les enfants: «C'est mon livre»… partie intégrante de moi-même. C'est sans doute la raison pour laquelle nous rendons si difficilement les livres qu'on nous prête. Pas exactement du vol… (non, non, nous ne sommes pas des voleurs, non…) disons, un glissement de propriété, ou mieux, un transfert de substance: ce qui était à l'autre sous son œil devient mien tandis que mon œil le mange; et, ma foi, si j'ai aimé ce que j'ai lu, j'éprouve quelque difficulté à le «rendre».

Je ne parle là que de la façon dont nous, les particuliers, traitons les livres. Mais les professionnels ne font pas mieux. Et que je te massicote le papier au ras des mots pour que ma collection de poche soit plus rentable (texte sans marge aux lettres rabougries par l’étouffement), et que je te gonfle comme une baudruche ce tout petit roman pour donner à croire au lecteur qu'il en aura pour son argent (texte noyé, aux phrases ahuries par tant de blancheur), et que je te colle des «jaquettes» m'as-tu-vu dont les couleurs et les titres énormes gueulent jusqu'à des cent cinquante mètres: «m'as-tu lu? m'as-tu lu?» Et que je te fabrique des exemplaires «club» en papier spongieux et couverture cartonneuse affublée d'illustrations débilitantes, et que je te prétends fabriquer des éditions «de luxe» sous prétexte que j'enlumine un faux cuir d'une orgie de dorures…

Produit d'une société hyperconsommatrice, le livre est presque aussi choyé qu'un poulet gavé aux hormones et beaucoup moins qu'un missile nucléaire. Le poulet aux hormones à la croissance instantanée n'est d'ailleurs pas une comparaison gratuite si on l'applique à ces millions de bouquins «de circonstance» qui se trouvent écrits en une semaine sous prétexte que, cette semaine-là, la reine a cassé sa pipe ou le président perdu sa place.

Vu sous cet angle, le livre, donc, n'est ni plus ni moins qu'un objet de consommation, et tout aussi éphémère qu'un autre: immédiatement passé au pilon s'il ne «marche pas», il meurt le plus souvent sans avoir été lu.

Quant à la façon dont l'Université elle-même traite les livres, il serait bon de demander à leurs auteurs ce qu'ils en pensent. Voilà ce qu'en écrivit Flannery O'Connor, le jour où elle apprit qu'on faisait plancher des étudiants sur son œuvre:

«Si les professeurs ont aujourd'hui pour principe d'attaquer une œuvre comme s'il s'agissait d'un problème de recherche pour lequel toute réponse fait l'affaire, à condition de n'être pas évidente, j'ai peur que les étudiants ne découvrent jamais le plaisir de lire un roman*…»

* Flannery O'Connor, L'Habitude d'être (Editions Gallimard). Traduit par Gabrielle Rolin.