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Le droit de ne pas finir un livre

Il y a trente-six mille raisons d'abandonner un roman avant la fin: le sentiment du déjà lu, une histoire qui ne nous retient pas, notre désapprobation totale des thèses de l'auteur, un style qui nous hérisse le poil, ou au contraire une absence d'écriture que ne vient compenser aucune raison d'aller plus loin… Inutile d'énumérer les 35995 autres, parmi lesquelles il faut pourtant ranger la carie dentaire, les persécutions de notre chef de service ou un séisme du cœur qui pétrifie notre tête.

Le livre nous tombe des mains?

Qu'il tombe.

Après tout, n'est pas Montesquieu qui veut, pour pouvoir s'offrir sur commande la consolation d'une heure de lecture.

Toutefois, parmi nos raisons d'abandonner une lecture, il en est une qui mérite qu'on s'y arrête un peu: le sentiment vague d'une défaite. J'ai ouvert, j'ai lu, et je me suis bientôt senti submergé par quelque chose que je sentais plus fort que moi. J'ai rassemblé mes neurones, je me suis bagarré avec le texte, mais rien à faire, j'ai beau avoir le sentiment que ce qui est écrit là mérite d'être lu, je n'y pige rien - ou si peu que pas - j'y sens une «étrangeté» qui ne m'offre pas de prise. Je laisse tomber.

Ou plutôt, je laisse de côté. Je range ça dans ma bibliothèque avec le projet vague d'y revenir un jour. Le Pétersbourg d'Andreï Bielyï, Joyce et son Ulysse, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, m'ont attendu quelques années. Il en est d'autres qui m'attendent encore, dont certains que je ne rattraperai probablement jamais. Ce n'est pas un drame, c'est comme ça. La notion de «maturité» est chose étrange en matière de lecture. Jusqu'à un certain âge, nous n'avons pas l'âge de certaines lectures, soit. Mais, contrairement aux bonnes bouteilles, les bons livres ne vieillissent pas. Ils nous attendent sur nos rayons et c'est nous qui vieillissons. Quand nous nous croyons suffisamment «mûrs» pour les lire, nous nous y attaquons une nouvelle fois. Alors, de deux choses l'une: ou la rencontre a lieu, ou c'est un nouveau fiasco. Peut-être essaierons-nous encore, peut-être pas. Mais ce n'est certes pas la faute de Thomas Mann si je n'ai pu, jusqu'à présent, atteindre le sommet de sa Montagne magique.

Le grand roman qui nous résiste n'est pas nécessairement plus difficile qu'un autre… il y a là, entre lui - tout grand qu'il soit - et nous - tout apte à le «comprendre» que nous nous estimions - une réaction chimique qui n'opère pas. Un jour nous sympathisons avec l'œuvre de Borges qui jusque-là nous tenait à distance, mais nous demeurons toute notre vie étranger à celle de de Musil…

Alors, nous avons le choix: ou penser que c'est notre faute, qu'il nous manque une case, que nous abritons une part de sottise irréductible, ou fouiner du côté de la notion très controversée de goût et chercher à dresser la carte des nôtres.

Il est prudent de recommander à nos enfants cette seconde solution.

D'autant qu'elle peut leur offrir ce plaisir rare: relire en comprenant enfin pourquoi nous n'aimons pas. Et ce rare plaisir: entendre sans émotion le cuistre de service nous brailler aux oreilles:

– Mais cômmmment peut-on ne pas aimer Stendhaaaal?

On peut.