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Le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible)
C'est cela, en gros, le «bovarysme», cette satisfaction immédiate et exclusive de nos sensations: l'imagination enfle, les nerfs vibrent, le cœur s'emballe, l'adrénaline gicle, l'identification opère tous azimuts, et le cerveau prend (momentanément) les vessies du quotidien pour les lanternes du romanesque…
C'est notre premier état de lecteur à tous.
Délicieux.
Mais passablement effrayant pour l'observateur adulte qui, le plus souvent, s'empresse de brandir un «bon titre» sous le nez du jeune bovaryen, en s'écriant:
– Enfin, Maupassant, c'est tout de même «mieux», non?
Du calme… ne pas céder soi-même au bovarysme; se dire qu'Emma, après tout, n'était elle-même qu'un personnage de roman, c'est-à-dire le produit d'un déterminisme où les causes semées par Gustave n'engendraient que les effets - tout vrais qu'ils fussent - souhaités par Flaubert.
En d'autres termes, ce n'est pas parce que ma fille collectionne les Harlequin qu'elle finira en avalant l'arsenic à la louche.
Lui forcer la main à ce stade de ses lectures, c'est nous couper d'elle en reniant notre propre adolescence. Et c'est la priver du plaisir incomparable de débusquer demain et par elle-même les stéréotypes qui, aujourd'hui, semblent la jeter hors d'elle.
Il est sage de nous réconcilier avec notre adolescence; haïr, mépriser, nier ou simplement oublier l'adolescent que nous fûmes est en soi une attitude adolescente, une conception de l'adolescence comme maladie mortelle.
D'où la nécessité de nous rappeler nos premiers émois de lecteurs, et de dresser un petit autel à nos anciennes lectures. Y compris aux plus «bêtes». Elles jouent un rôle inestimable: nous émouvoir de ce que nous fûmes en riant de ce qui nous émouvait. Les garçons et les filles qui partagent notre vie y gagnent à coup sûr en respect et en tendresse.
Et puis, se dire aussi que le bovarysme est - avec quelques autres - la chose du monde la mieux partagée: c'est toujours chez l'autre que nous le débusquons. Dans le même temps que nous vilipendons la stupidité des lectures adolescentes, il n'est pas rare que nous œuvrions au succès d'un écrivain télégénique, dont nous ferons des gorges chaudes dès que la mode en sera passée. Les coqueluches littéraires s'expliquent largement par cette alternance de nos engouements éclairés et de nos reniements perspicaces.
Jamais dupes, toujours lucides, nous passons notre temps à nous succéder à nous-mêmes, convaincus pour toujours que madame Bovary c'est l'autre.
Emma devait partager cette conviction.