37603.fb2
montrer son fils plongé dans un sommeil léthargique, s'arrêta irrésolu;
et Consuelo, toute tremblante, sentant ses genoux fléchir, se laissa
tomber sur le premier siège qui se trouva auprès d'elle.
«Mon oncle, dit Amélie qui comprenait l'embarras du vieux comte, je
crois que nous ferions bien de recevoir ici la signora. Il y fait plus
chaud que dans le grand salon, et elle doit être transie par ce vent
d'orage si froid dans nos montagnes. Je vois avec chagrin qu'elle tombe
de fatigue, et je suis sûre qu'elle a plus besoin d'un bon souper et
d'un bon sommeil que de toutes nos cérémonies. N'est-il pas vrai, ma
chère signora?» ajouta-t-elle en s'enhardissant jusqu'à presser
doucement de sa jolie main potelée le bras languissant de Consuelo.
Le son de cette voix fraîche qui prononçait l'italien avec une rudesse
allemande très-franche, rassura Consuelo. Elle leva ses yeux voilés par
la crainte sur le joli visage de la jeune baronne, et ce regard échangé
entre elles rompit la glace aussitôt. La voyageuse comprit tout de suite
que c'était là son élève, et que cette charmante tête n'était pas celle
d'un fantôme. Elle répondit à l'étreinte de sa main, confessa qu'elle
était tout étourdie du bruit de la voiture, et que l'orage l'avait
beaucoup effrayée. Elle se prêta à tous les soins qu'Amélie voulut lui
rendre, s'approcha du feu, se laissa débarrasser de son mantelet,
accepta l'offre du souper quoiqu'elle n'eût pas faim le moins du monde,
et, de plus en plus rassurée par l'amabilité croissante de sa jeune
hôtesse, elle retrouva enfin la faculté de voir, d'entendre et de
répondre.
Tandis que les domestiques servaient le souper, la conversation
s'engagea naturellement sur le Porpora. Consuelo fut heureuse d'entendre
le vieux comte parler de lui comme de son ami, de son égal, et presque
de son supérieur. Puis on en revint à parler du voyage de Consuelo, de
la route qu'elle avait tenue, et surtout de l'orage qui avait dû
l'épouvanter.
«Nous sommes habitués, à Venise, répondit Consuelo, à des tempêtes
encore plus soudaines, et beaucoup plus dangereuses; car dans nos
gondoles, en traversant la ville, et jusqu'au seuil de nos maisons, nous
risquons de faire naufrage. L'eau, qui sert de pavé à nos rues, grossit
et s'agite comme les flots de la mer, et pousse nos barques fragiles le
long des murailles avec tant de violence, qu'elles peuvent s'y briser
avant que nous ayons eu le temps d'aborder. Cependant, bien que j'aie vu
de près de semblables accidents et que je ne sois pas très peureuse,
j'ai été plus effrayée ce soir que je ne l'avais été de ma vie, par la
chute d'un grand arbre que la foudre a jeté du haut de la montagne en
travers de la route; les chevaux se sont cabrés tout droits, et le
postillon s'est écrié: _C'est l'arbre du malheur qui tombe; c'est le
Hussite!_ Ne pourriez-vous m'expliquer, _signora baronessa_, ce que cela
signifie?»
Ni le comte ni Amélie ne songèrent à répondre à cette question. Ils
venaient de tressaillir fortement en se regardant l'un l'autre.
«Mon fils ne s'était donc pas trompé! dit le vieillard; étrange,
étrange, en vérité!»
Et, ramené à sa sollicitude pour Albert, il sortit de la salle pour