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XXIX.
L'histoire incroyable, en effet, qu'elle venait d'entendre tint Consuelo
assez longtemps éveillée. La nuit sombre, pluvieuse, et pleine de
gémissements, contribuait aussi à l'agiter de sentiments superstitieux
qu'elle ne connaissait pas encore. Il y a donc une fatalité
incompréhensible, se disait-elle, qui pèse sur certains êtres? Qu'avait
fait à Dieu cette jeune fille qui me parlait tout à l'heure, avec tant
d'abandon, de son naïf amour-propre blessé et de ses beaux rêves déçus?
Et qu'avais-je fait de mal moi-même pour que mon seul amour fût si
horriblement froissé et brisé dans mon coeur? Mais, hélas! quelle faute
a donc commise ce farouche Albert de Rudolstadt pour perdre ainsi la
conscience et la direction de sa propre vie? Quelle horreur la
Providence a-t-elle conçue pour Anzoleto de l'abandonner, ainsi qu'elle
l'a fait, aux mauvais penchants et aux perverses tentations?
Vaincue enfin par la fatigue, elle s'endormit, et se perdit dans une
suite de rêves sans rapport et sans issue. Deux ou trois fois elle
s'éveilla et se rendormit sans pouvoir se rendre compte du lieu où elle
était, se croyant toujours en voyage. Le Porpora, Anzoleto, le comte
Zustiniani et la Corilla passaient tour à tour devant ses yeux, lui
disant des choses étranges et douloureuses, lui reprochant je ne sais
quel crime dont elle portait la peine sans pouvoir se souvenir de
l'avoir commis. Mais toutes ces visions s'effaçaient devant celle du
comte Albert, qui repassait toujours devant elle avec sa barbe noire,
son oeil fixe, et son vêtement de deuil rehaussé d'or, par moments semé
de larmes comme un drap mortuaire.
Elle trouva, en s'éveillant tout à fait, Amélie déjà parée avec
élégance, fraîche et souriante à côté de son lit.
«Savez-vous, ma chère Porporina, lui dit la jeune baronne en lui donnant
un baiser au front, que vous avez en vous quelque chose d'étrange? Je
suis destinée à vivre avec des êtres extraordinaires; car certainement
vous en êtes un, vous aussi. Il y a un quart d'heure que je vous regarde
dormir, pour voir au grand jour si vous êtes plus belle que moi. Je vous
confesse que cela me donne quelque souci, et que, malgré l'abjuration
complète et empressée que j'ai faite de mon amour pour Albert, je serais
un peu piquée de le voir vous regarder avec intérêt. Que voulez-vous?
c'est le seul homme qui soit ici, et jusqu'ici j'y étais la seule femme.
Maintenant nous sommes deux, et nous aurons maille à partir si vous
m'effacez trop.
--Vous aimez à railler, répondit Consuelo; ce n'est pas généreux de
votre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des méchancetés,
et me dire ce que j'ai d'extraordinaire? C'est peut-être ma laideur qui
est tout à fait revenue. Il me semble qu'en effet cela doit être.
--Je vous dirai la vérité, Nina. Au premier coup d'oeil que j'ai jeté
sur vous ce matin, votre pâleur, vos grands yeux à demi clos et plutôt
fixes qu'endormis, votre bras maigre hors du lit, m'ont donné un moment
de triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j'ai été comme
effrayée de votre immobilité et de votre attitude vraiment royale. Votre
bras est celui d'une reine, je le soutiens, et votre calme a quelque
chose de dominateur et d'écrasant dont je ne peux pas me rendre compte.