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avait déjà la force de l'être. Il la croyait noyée dans les pleurs et
dévorée de regrets. Mais il pensait qu'une grande réaction devait
bientôt s'opérer en elle, et qu'il la retrouverait guérie de son amour,
ardente à reprendre l'exercice de sa force et les privilèges de son
génie.
Ce sentiment intérieur si pur et si religieux que Consuelo venait de
concevoir de son rôle dans la famille de Rudolstadt, répandit, dès ce
premier jour, une sainte sérénité sur ses paroles, sur ses actions, et
sur son visage. Qui l'eût vue naguère resplendissante d'amour et de joie
au soleil de Venise, n'eût pas compris aisément comment elle pouvait
être tout à coup tranquille et affectueuse au milieu d'inconnus, au fond
des sombres forêts, avec son amour flétri dans le passé et ruiné dans
l'avenir. C'est que la bonté trouve la force, là où l'orgueil ne
rencontrerait que le désespoir. Consuelo fut belle ce soir-là, d'une
beauté qui ne s'était pas encore manifestée en elle. Ce n'était plus ni
l'engourdissement d'une grande nature qui s'ignore elle-même et qui
attend son réveil, ni l'épanouissement d'une puissance qui prend l'essor
avec surprise et ravissement. Ce n'était donc plus ni la beauté voilée
et incompréhensible de la _scolare zingarella_, ni la beauté splendide
et saisissante de la cantatrice couronnée; c'était le charme pénétrant
et suave de la femme pure et recueillie qui se connaît elle-même et se
gouverne par la sainteté de sa propre impulsion.
Ses vieux hôtes, simples et affectueux, n'eurent pas besoin d'autre
lumière que celle de leur généreux instinct pour aspirer, si je puis
ainsi dire, le parfum mystérieux qu'exhalait dans leur atmosphère
intellectuelle l'âme angélique de Consuelo. Ils éprouvèrent, en la
regardant, un bien-être moral dont ils ne se rendirent pas bien compte,
mais dont la douceur les remplit comme d'une vie nouvelle. Albert
lui-même semblait jouir pour la première fois de ses facultés avec
plénitude et liberté. Il était prévenant et affectueux avec tout le
monde: il l'était avec Consuelo dans la mesure convenable, et il lui
parla à plusieurs reprises de manière à prouver qu'il n'abdiquait pas,
ainsi qu'on l'avait cru jusqu'alors, l'esprit élevé et le jugement
lumineux que la nature lui avait donnés. Le baron ne s'endormit pas, la
chanoinesse ne soupira pas une seule fois; et le comte Christian, qui
avait l'habitude de s'affaisser mélancoliquement le soir dans son
fauteuil sous le poids de la vieillesse et du chagrin, resta debout le
dos à la cheminée comme au centre de sa famille, et prenant part à
l'entretien aisé et presque enjoué qui dura sans tomber jusqu'à neuf
heures du soir.
«Dieu semble avoir exaucé enfin nos ardentes prières, dit le chapelain
au comte Christian et à la chanoinesse, restés les derniers au salon,
après le départ du baron et des jeunes gens. Le comte Albert est entré
aujourd'hui dans sa trentième année, et ce jour solennel, dont l'attente
avait toujours si vivement frappé son imagination et la nôtre, s'est
écoulé avec un calme et un bonheur inconcevables.
--Oui, rendons grâces à Dieu! dit le vieux comte. Je ne sais si c'est un
songe bienfaisant qu'il nous envoie pour nous soulager un instant; mais
je me suis persuadé durant toute cette journée, et ce soir