37603.fb2
presque plus rien à vous apprendre. La conduite de mon cousin durant les
dix-huit mois que j'ai passés ici a été une continuelle répétition des
fantaisies que vous connaissez maintenant. Seulement son prétendu
souvenir de ce qu'il avait été et de ce qu'il avait vu dans les siècles
passés prit une apparence de réalité effrayante, lorsque Albert vint à
manifester une faculté particulière et vraiment inouïe dont vous avez
peut-être entendu parler, mais à laquelle je ne croyais pas, avant d'en
avoir eu les preuves qu'il en a données. Cette faculté s'appelle,
dit-on, en d'autres pays, la seconde vue; et ceux qui la possèdent sont
l'objet d'une grande vénération parmi les gens superstitieux. Quant à
moi, qui ne sais qu'en penser, et qui n'entreprendrai point de vous en
donner une explication raisonnable, j'y trouve un motif de plus pour ne
jamais être la femme d'un homme qui verrait toutes mes actions, fût-il à
cent lieues de moi, et qui lirait presque dans ma pensée. Une telle
femme doit être au moins une sainte, et le moyen de l'être avec un homme
qui semble voué au diable!»
--Vous avez le don de plaisanter sur toutes choses, dit Consuelo, et
j'admire l'enjouement avec lequel vous parlez de choses qui me font
dresser les cheveux sur la tête. En quoi consiste donc cette seconde
vue?
--Albert voit et entend ce qu'aucun autre ne peut voir ni entendre.
Lorsqu'une personne qu'il aime doit venir, bien que personne ne
l'attende, il l'annonce et va à sa rencontre une heure d'avance. De même
il se retire et va s'enfermer dans sa chambre, quand il sent venir de
loin quelqu'un qui lui déplaît.
«Un jour qu'il se promenait avec mon père dans un sentier de la
montagne, il s'arrêta tout à coup et fit un grand détour à travers les
rochers et les épines, pour ne point passer sur une certaine place qui
n'avait cependant rien de particulier. Ils revinrent sur leurs pas au
bout de quelques instants, et Albert fit le même manège. Mon père, qui
l'observait, feignit d'avoir perdu quelque chose, et voulut l'amener au
pied d'un sapin qui paraissait être l'objet de cette répugnance.
Non-seulement Albert évita d'en approcher, mais encore il affecta de ne
point marcher sur l'ombre que cet arbre projetait en travers du chemin;
et, tandis que mon père passait et repassait dessus, il montra un
malaise et une angoisse extraordinaires. Enfin, mon père s'étant arrêté
tout au pied de l'arbre, Albert fit un cri, et le rappela
précipitamment. Mais il refusa bien longtemps de s'expliquer sur cette
fantaisie, et ce ne fut que vaincu par les prières de toute la famille,
qu'il déclara que cet arbre était la marque d'une sépulture, et qu'un
grand crime avait été commis en ce lieu. Le chapelain pensa que si
Albert avait connaissance de quelque meurtre commis jadis en cet
endroit, il était de son devoir de s'en informer, afin de donner la
sépulture à des ossements abandonnés.
«--Prenez garde à ce que vous ferez, dit Albert avec l'air moqueur et
triste à la fois qu'il sait prendre souvent. L'homme, la femme et
l'enfant que vous trouverez là étaient hussites, et c'est l'ivrogne
Wenceslas qui les a fait égorger par ses soldats, une nuit qu'il se
cachait dans nos bois, et qu'il craignait d'être observé et trahi par