37603.fb2
presque les âmes dont la sensibilité n'est pas encore émoussée par de
longs malheurs. Consuelo, en proie à une sorte de cauchemar, au milieu
de ces impressions lugubres et de ces événements inexplicables,
s'étonnait de voir l'ordre de la maison à peine troublé, la chanoinesse
toujours aussi vigilante, le baron toujours aussi ardent à la chasse, le
chapelain toujours aussi régulier dans ses mêmes pratiques de dévotion,
et Amélie toujours aussi gaie et aussi railleuse. La vivacité enjouée de
cette dernière était ce qui la scandalisait particulièrement. Elle ne
concevait pas qu'elle pût rire et folâtrer, lorsqu'elle-même pouvait à
peine lire et travailler à l'aiguille.
La chanoinesse cependant brodait un devant d'autel en tapisserie pour la
chapelle du château. C'était un chef-d'oeuvre de patience, de finesse et
de propreté. A peine avait-elle fait un tour dans la maison, qu'elle
revenait s'asseoir devant son métier, ne fût-ce que pour y ajouter,
quelques points, en attendant que de nouveaux soins l'appelassent dans
les granges, dans les offices, ou dans les celliers. Et il fallait voir
avec quelle importance on traitait toutes ces petites choses, et comme
cette chétive créature trottait d'un pas toujours égal, toujours digne
et compassé, mais jamais ralenti, dans tous les coins de son petit
empire; croisant mille fois par jour et dans tous les sens la surface
étroite et monotone de son domaine domestique. Ce qui paraissait étrange
aussi à Consuelo, c'était le respect et l'admiration qui s'attachaient
dans la famille et dans le pays à cet emploi de servante infatigable,
que la vieille dame semblait avoir embrassé avec tant d'amour et de
jalousie. A la voir régler parcimonieusement les plus chétives affaires,
on l'eût crue cupide et méfiante. Et pourtant elle était pleine de
grandeur et de générosité dans le fond de son âme et dans les occasions
décisives. Mais ces nobles qualités, surtout cette tendresse toute
maternelle, qui la rendaient si sympathique et si vénérable aux yeux de
Consuelo, n'eussent pas suffi aux autres pour en faire l'héroïne de la
famille. Il lui fallait encore, il lui fallait surtout toutes ces
puérilités du ménage gouvernées solennellement, pour être appréciée ce
qu'elle était (malgré tout cela), une femme d'un grand sens et d'un
grand caractère. Il ne se passait pas un jour sans que le comte
Christian, le baron ou le chapelain, ne répétassent chaque fois qu'elle
tournait les talons:
«Quelle sagesse, quel courage, quelle force d'esprit résident dans la
chanoinesse!»
Amélie elle-même, ne discernant pas la véritable élévation de la vie
d'avec les enfantillages qui, sous une autre forme, remplissaient toute
la sienne, n'osait pas dénigrer sa tante sous ce point de vue, le seul
qui, pour Consuelo, fit une ombre à cette vive lumière dont rayonnait
l'âme pure et aimante de la bossue Wenceslawa.
Pour la _Zingarella_, née sur les grands chemins, et perdue dans le
monde, sans autre maître et sans autre protecteur que son propre génie,
tant de soucis, d'activité et de contention d'esprit, à propos d'aussi
misérables résultats que la conservation et l'entretien de certains
objets et de certaines denrées, paraissait un emploi monstrueux de
l'intelligence. Elle qui ne possédait rien, et ne désirait rien des