37603.fb2
Consuelo à sa compagne.
--Qui peut le savoir? répondit Amélie: Zdenko est un improvisateur
inépuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnément
à l'écouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un
don du ciel plus que pour une disgrâce de la nature. Ils le nourrissent
et le choient, et il ne tiendrait qu'à lui d'être l'homme le mieux logé
et le mieux habillé du pays; car chacun se dispute le plaisir et
l'avantage de l'avoir pour hôte. Il passe pour un porte-bonheur, pour un
présage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient à passer, on
dit: Ce ne sera rien; la grêle ne tombera pas ici. Si la récolte est
mauvaise, on prie Zdenko de chanter; et comme il promet toujours des
années d'abondance et de fertilité, on se console du présent dans
l'attente d'un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part,
sa nature vagabonde l'emporte au fond des forêts. On ne sait point où il
s'abrite la nuit, où il se réfugie contre le froid et l'orage. Jamais,
depuis dix ans, on ne l'a vu entrer sous un autre toit que celui du
château des Géants, parce qu'il prétend que ses aïeux sont dans toutes
les maisons du pays, et qu'il lui est défendu de se présenter devant
eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu'il est
aussi dévoué et aussi soumis à Albert que son chien Cynabre. Albert est
le seul mortel qui enchaîne à son gré cette sauvage indépendance, et qui
puisse d'un mot faire cesser son intarissable gaîté, ses éternelles
chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle
voix, mais il l'a épuisée à parler, à chanter et à rire. Il n'est guère
plus âgé qu'Albert, quoiqu'il ait l'apparence d'un homme de cinquante
ans. Ils ont été compagnons d'enfance. Dans ce temps-là, Zdenko n'était
qu'à demi fou. Descendant d'une ancienne famille (un de ses ancêtres
figure avec quelque éclat dans la guerre des Hussites), il montrait
assez de mémoire et d'aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse
de son organisation physique, l'eussent destiné au cloître. On l'a vu
longtemps en habit de novice d'un ordre mendiant: mais on ne put jamais
l'astreindre au joug de la règle; et quand on l'envoyait en tournée avec
un des frères de son couvent, et un âne chargé des dons des fidèles, il
laissait là la besace, l'âne et le frère, et s'en allait prendre de
longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages,
Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit
tout à fait vagabond. Sa mélancolie se dissipa peu à peu; mais l'espèce
de raison qui avait toujours brillé au milieu de la bizarrerie de son
caractère s'éclipsa tout à fait. Il ne dit plus que des choses
incohérentes, manifesta toutes sortes de manies incompréhensibles, et
devint réellement insensé. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et
inoffensif, on peut dire qu'il est idiot plus que fou. Nos paysans
l'appellent l'_innocent_, et rien de plus.
--Tout ce que vous m'apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique,
dit Consuelo; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l'allemand?
--Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme
tous les paysans bohèmes, il a horreur de cette langue; et plongé
d'ailleurs dans ses rêveries comme le voilà, il est fort douteux qu'il
vous réponde si vous l'interrogez.