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que l'onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles, éperdu
et palpitant auprès de la plus célèbre beauté de Venise. D'une part,
Anzoleto sentait fermenter en lui l'ardeur d'un désir que la joie de
l'orgueil satisfait rendait plus puissant encore; mais d'un autre côté,
la crainte de déplaire bientôt, d'être raillé, éconduit et
traîtreusement accusé auprès du comte, venait refroidir ses transports.
Prudent et rusé comme un vrai Vénitien, il n'avait pas, depuis six ans,
aspiré au théâtre sans s'être bien renseigné sur le compte de la femme
fantasque et impérieuse qui en gouvernait toutes les intrigues. Il avait
tout lieu de penser que son règne auprès d'elle serait de courte durée;
et s'il ne s'était pas soustrait à ce dangereux honneur, c'est que, ne
le prévoyant pas si proche, il avait été subjugué et enlevé par
surprise. Il avait cru se faire tolérer par sa courtoisie, et voilà
qu'il était déjà aimé pour sa jeunesse, sa beauté et sa gloire
naissante! Maintenant, se dit Anzoleto avec cette rapidité d'aperçus et
de conclusions que possèdent quelques têtes merveilleusement organisées,
il ne me reste plus qu'à me faire craindre, si je ne veux toucher au
lendemain amer et ridicule de mon triomphe. Mais comment me faire
craindre, moi, pauvre diable, de la reine des enfers en personne? Son
parti fut bientôt pris. Il se jeta dans un système de méfiance, de
jalousies et d'amertumes dont la coquetterie passionnée étonna la
prima-donna. Toute leur causerie ardente et légère peut se résumer
ainsi:
ANZOLETO.
Je sais bien que vous ne m'aimez pas, que vous ne m'aimerez jamais, et
voilà pourquoi je suis triste et contraint auprès de vous.
CORILLA.
Et si je t'aimais?
ANZOLETO.
Je serais tout à fait désespéré, parce qu'il me faudrait tomber du ciel
dans un abîme, et vous perdre peut-être une heure après vous avoir
conquise au prix de tout mon bonheur futur.
CORILLA.
Et qui te fait croire à tant d'inconstance de ma part?
ANZELOTO
D'abord, mon peu de mérite. Ensuite, tout le mal qu'on dit de vous.
CORILLA.
Et qui donc médit ainsi de moi?
ANZOLETO.
Tous les hommes, parce que tous les hommes vous adorent.
CORILLA.
Ainsi, si j'avais la folie de prendre de l'affection pour toi et de te
le dire, tu me repousserais?
ANZOLETO.
Je ne sais si j'aurais la force de m'enfuir; mais si je l'avais, il est
certain que je ne voudrais vous revoir de ma vie.
--Eh bien, dit la Corilla, j'ai envie de faire cette épreuve par
curiosité.... Anzoleto, je crois que je t'aime.
--Et moi, je n'en crois rien, répondit-il. Si je reste, c'est parce que