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précipitation. La fièvre est bonne, mais la conscience de l'artiste a
besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de les raconter tout
haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.
Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d'agir avec cette
complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se
sont aperçus d'une seconde manière, plus sobre et mieux digérée, dont je
m'étais fait la promesse à moi-même, en courant à travers champs après
la voyageuse _Consuelo_. Je sentais là un beau sujet, des types
puissants, une époque et des pays semés d'accidents historiques, dont le
côté intime était précieux à explorer; et j'avais regret de ne pouvoir
reprendre mon itinéraire et choisir mes étapes, à mesure que j'avançais
au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux.
Il y a dans _Consuelo_ et dans _La Comtesse de Rudolstadt_, des
matériaux pour trois ou quatre bons romans. Le défaut, c'est d'avoir
entassé trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient
à foison dans les lectures dont j'accompagnais mon travail. Il y avait
là plus d'une mine à explorer, et je ne pouvais résister au désir de
puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement
mes conquêtes.
Tel qu'il est, l'ouvrage a de l'intérêt et, contre ma coutume quand il
s'agit de mes ouvrages, j'en conseille la lecture. On y apprendra
beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits,
mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumière sur les
préoccupations et, par conséquent, sur l'esprit du siècle de
Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro: siècle
étrange, qui commence par des chansons, se développe dans des
conspirations bizarres, et aboutit, par des idées profondes, à des
révolutions formidables!
Que l'on fasse bon marché de l'intrigue et de l'invraisemblance de
certaines situations; que l'on regarde autour de ces gens et de ces
aventures de ma fantaisie, on verra un monde où je n'ai rien inventé, un
monde qui existé et qui a été beaucoup plus fantastique que mes
personnages et leurs vicissitudes: de sorte que je pourrais dire que ce
qu'il y a de plus impossible dans mon livre, est précisément ce qui
s'est passé dans la réalité des choses.
GEORGE SAND.
Nohant, 15 septembre 1854.
CONSUELO
I.
«Oui, oui, Mesdemoiselles, hochez la tête tant qu'il vous plaira; la
plus sage et la meilleure d'entre vous, c'est ... Mais je ne veux pas le
dire; car c'est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je
craindrais, en la nommant, de lui faire perdre à l'instant même cette
rare vertu que je vous souhaite....
--_In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancto_, chanta la Costanza
d'un air effronté.
--_Amen_, chantèrent en choeur toutes les autres petites filles.
--Vilain méchant! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en
donnant un petit coup du manche de son éventail sur les doigts osseux et