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--Dites tout, Consuelo; je sais d'avance ce que vous avez à me dire.
--Eh bien, je le dirai, car je me l'étais promis. Tous ceux qui vous
aiment désespèrent de vous. Ils croient devoir respecter, c'est-à-dire
ménager, ce qu'ils appellent votre démence; ils craignent de vous
exaspérer, en vous laissant voir qu'ils la connaissent, la plaignent,
et la redoutent. Moi, je n'y crois pas, et je ne puis trembler en vous
demandant pourquoi, étant si sage, vous avez parfois les dehors d'un
insensé; pourquoi, étant si bon, vous faites les actes de l'ingratitude
et de l'orgueil; pourquoi, étant si éclairé et si religieux, vous vous
abandonnez aux rêveries d'un esprit malade et désespéré; pourquoi, enfin,
vous voilà seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre
famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous
chérissez avec un zèle ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que
vous dites aimer, et qui n'ai pu parvenir jusqu'à vous sans des miracles
de volonté et une protection divine?
--Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinée, et vous le
savez mieux que moi, Consuelo! C'est de vous que j'attendais la révélation
de mon être, et vous m'interrogez! Oh! je vous comprends; vous voulez
m'amener à une confession, à un repentir efficace, à une résolution
victorieuse. Vous serez obéie. Mais ce n'est pas à l'instant même que je
puis me connaître, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi
quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour
m'apprendre à moi-même si je suis fou, ou si je jouis de ma raison.
Hélas! hélas! l'un et l'autre sont vrais, et mon malheur est de n'en
pouvoir douter! mais de savoir si je dois perdre entièrement le jugement
et la volonté, ou si je puis triompher du démon qui m'obsède, voilà ce que
je ne puis en cet instant. Prenez pitié de moi, Consuelo! je suis encore
sous le coup d'une émotion plus puissante que moi-même. J'ignore ce que
je vous ai dit; j'ignore combien d'heures se sont écoulées depuis que vous
êtes ici; j'ignore comment vous pouvez y être sans Zdenko, qui ne voulait
pas vous y amener; j'ignore même dans quel monde erraient mes pensées
quand vous m'êtes apparue. Hélas! j'ignore depuis combien de siècles je
suis enfermé ici, luttant avec des souffrances inouïes, contre le fléau
qui me dévore! Ces souffrances, je n'en ai même plus conscience quand
elles sont passées; il ne m'en reste qu'une fatigue terrible, une stupeur,
et comme un effroi que je voudrais chasser.... Consuelo, laissez-moi
m'oublier, ne fût-ce que pour quelques instants. Mes idées s'éclairciront,
ma langue se déliera. Je vous le promets, je vous le jure. Ménagez-moi
cette lumière de la réalité longtemps éclipsée dans d'affreuses ténèbres,
et que mes yeux ne peuvent soutenir encore! Vous m'avez ordonné de
concentrer toute ma vie dans mon coeur. Oui! vous m'avez dit cela; ma
raison et ma mémoire ne datent plus que du moment où vous m'avez parlé.
Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angélique dans mon sein.
Mon coeur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore.
Je crains de vous parler de moi; je pourrais m'égarer et vous effrayer
encore par mes rêveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c'est
une vie inconnue pour moi; ce serait une vie de délices, si je pouvais
m'y abandonner sans vous déplaire. Ah! Consuelo, pourquoi m'avez-vous
dit de concentrer toute ma vie dans mon coeur? Expliquez-vous vous-même;