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pensa la jeune Zingarella; me voici ramenée, par d'incompréhensibles
destinées, aux lieux que tu traversas pour n'en garder qu'un vague
souvenir et le gage d'une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle,
et, sans doute tu rencontras bien des gîtes où l'amour t'eût reçue, où
la société eût pu t'absoudre et te transformer, où enfin la vie dure et
vagabonde eût pu se fixer et s'abjurer dans le sein du bien-être et du
repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c'était la
contrainte, et ce repos, l'ennui, mortel aux âmes d'artiste. Tu avais
raison, je le sens bien; car me voici dans ce château où tu n'as voulu
passer qu'une nuit comme dans tous les autres; m'y voici à l'abri du
besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur
à mes pieds.... Et pourtant la contrainte m'y étouffe, et l'ennui m'y
consume.
Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'était assise sur le
rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y
retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant,
avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d'un
brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap
grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l'avait si
longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la
pluie. Elle l'avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. «Et nous
aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous
laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins; mais
nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre
chère liberté!»
En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier
de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui,
s'élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une
grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères.
Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle; c'est le symbole et
l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent pour
moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux
qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils doivent
être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement
sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles nuances d'or mat
qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui le coupent de
leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides
charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à regarder les grandes
lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds
chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout
d'abord? au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache à demi dans
les bois m'invite et m'appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses
mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanité, c'est la
route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître qui puisse le fermer
ou l'ouvrir à son gré. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui
ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages
parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond
peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade
ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que la