37603.fb2 Consuelo - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 255

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vue peut s'étendre, le chemin est une terre de liberté. A droite, à

gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres; le chemin

appartient à celui qui ne possède pas autre chose; aussi comme il l'aime!

Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui

bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des

prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand

chemin! O ma mère! ma mère! tu le savais bien; tu me l'avais bien dit!

Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l'algue

des lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes épaules et me

porter là-bas, là-bas où vole l'hirondelle vers les collines bleues, où

le souvenir du passé et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre

l'artiste aux pieds légers qui voyage plus vite qu'eux, et met chaque

jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa

liberté! Pauvre mère! que ne peux-tu encore me chérir et m'opprimer,

m'accabler tour à tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantôt

caresse et tantôt renverse les jeunes blés sur la plaine, pour les relever

et les coucher encore à sa fantaisie! Tu étais une âme mieux trempée que

la mienne, et tu m'aurais arrachée, de gré ou de force, aux liens où je me

laisse prendre à chaque pas!

Au milieu de sa rêverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappée par

le son d'une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fût

posé sur son coeur. C'était une voix d'homme, qui partait du ravin

assez loin au-dessous d'elle, et fredonnait en dialecte vénitien le chant

de l'_Echo_, l'une des plus originales compositions du Chiozzetto.[1]

La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration

semblait entrecoupée par la marche. Elle lançait une phrase, au hasard,

comme si elle eût voulu se distraire de l'ennui du chemin, et

s'interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenait

sa chanson, répétant plusieurs fois la même modulation comme pour

s'exercer, et recommençait à parler, en se rapprochant toujours du lieu

où Consuelo, immobile et palpitante, se sentait défaillir. Elle ne pouvait

entendre les discours du voyageur à son compagnon, il était encore trop

loin d'elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l'empêchait de

plonger dans la partie du ravin où il était engagé. Mais pouvait-elle

méconnaître un instant cette voix, cet accent qu'elle connaissait si bien,

et les fragments de ce morceau qu'elle-même avait enseigné et fait répéter

tant de fois à son ingrat élève!

[Note 1: Jean Croce, de Chioggia, seizième siècle.]

Enfin les deux voyageurs invisibles s'étant rapprochés, elle entendit l'un

des deux, dont la voix lui était inconnue, dire à l'autre en mauvais

italien et avec l'accent du pays:

«Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas

vous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent.

Voyez! la route est devant nous, et l'endroit que vous prenez est un

Sentier pour les piétons.»

La voix que Consuelo connaissait si bien parut s'éloigner et redescendre,

et bientôt elle l'entendit demander, quel était ce beau château qu'on

voyait sur l'autre rive.

«C'est _Riesenburg_, comme qui dirait _il castello dei giganti_» répondit

le guide; car c'en était un de profession.