37603.fb2
qu'une répulsion indéfinissable l'en éloignait en même temps. Arrivée au
bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de
quelques pieds, un objet peu propre à la rassurer. C'était une sorte
de monument quadrangulaire, formé d'ossements et de crânes humains,
artistement agencés comme on en voit dans les catacombes.
«N'en soyez point émue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces
nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l'autel
devant lequel j'aime à méditer et à prier.
--Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naïveté
mélancolique. Sont-ce là les ossements des Hussites ou des Catholiques?
Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d'une fureur impie, et
martyrs d'une foi également vive? Est-il vrai que vous ayez choisi la
croyance hussite, préférablement à celle de vos parents, et que les
réformes postérieures à celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez
austères ni assez énergiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de ce
qu'on m'a dit de vous?
--Si l'on vous a dit que je préférais la réforme des Hussites à celle des
Luthériens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je
préfère les exploits des Taborites à ceux des soldats de Wallenstein, on
vous a dit la vérité, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, à vous
qui, par intuition, pressentez la vérité, et connaissez la Divinité mieux
que moi? A Dieu ne plaise que je vous aie attirée dans ce lieu pour
surcharger votre âme pure et troubler votre paisible conscience des
méditations et des tourments de ma rêverie! Restez comme vous êtes,
Consuelo! Vous êtes née pieuse et sainte; de plus, vous êtes née pauvre
et obscure, et rien n'a tenté d'altérer en vous la droiture de la raison
et la lumière de l'équité. Nous pouvons prier ensemble sans discuter,
vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu après
avoir beaucoup cherché. Dans quelque temple que vous ayez à élever la
voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre coeur, et le sentiment de la
vraie foi embrasera votre âme. Ce n'est donc pas pour vous instruire,
mais pour que la révélation passe de vous en moi, que j'ai désiré l'union
de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les
ossements de mes pères.
--Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous
les appelez, sont ceux des Hussites précipités par la fureur sanguinaire
des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, à l'époque de
votre ancêtre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d'horribles représailles. On
m'a raconté aussi qu'après avoir brûlé le village, il avait fait combler
le puits. Il me semble que je vois, dans l'obscurité de cette voûte,
au-dessus de ma tête, un cercle de pierres taillées qui annonce que nous
sommes précisément au-dessous de l'endroit où plusieurs fois je suis venue
m'asseoir, après m'être fatiguée à vous chercher en vain. Dites, comte
Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m'a-t-on dit, baptisé la
Pierre d'Expiation?
--Oui, c'est ici, répondit Albert, que des supplices et des violences
atroces ont consacré l'asile de ma prière et le sanctuaire de ma douleur.
Vous voyez d'énormes blocs suspendus au-dessus de nos têtes, et d'autres
parsemés sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y