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jamais révoltée ouvertement contre ce qu'on m'en a appris, je n'ai jamais
pu croire au diable. S'il existait, Dieu l'enchaînerait si loin de lui et
de nous, que nous ne pourrions pas le savoir.
--S'il existait, il ne pourrait être qu'une création monstrueuse de ce
Dieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aimé nier que de ne pas
le reconnaître pour le type et l'idéal de toute perfection, de toute
science, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanter
le mal; la science, le mensonge; l'amour, la haine et la perversité? C'est
une fable qu'il faut renvoyer à l'enfance du genre humain, alors que les
fléaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifs
enfants de la terre qu'il y avait deux dieux, deux esprits créateurs et
souverains, l'un source de tous les biens, l'autre de tous les maux; deux
principes presque égaux, puisque le règne d'Éblis devait durer des siècles
innombrables, et ne céder qu'après de formidables combats dans les sphères
de l'empyrée. Mais pourquoi, après la prédication de Jésus et la lumière
pure de l'Évangile, les prêtres osèrent-ils ressusciter et sanctionner
dans l'esprit des peuples cette croyance grossière de leurs antiques
aïeux? C'est que, soit insuffisance, soit mauvaise interprétation de la
doctrine apostolique, la notion du bien et du mal était restée obscure
et inachevée dans l'esprit des hommes. On avait admis et consacré le
principe de division absolue dans les droits et dans les destinées de
l'esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et du
temporel. L'ascétisme chrétien exaltait l'âme, et flétrissait le corps.
Peu à peu, le fanatisme ayant poussé à l'excès cette réprobation de la vie
matérielle, et la société ayant gardé, malgré la doctrine de Jésus, le
régime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivre
et de régner par l'intelligence, tandis que le grand nombre végéta dans
les ténèbres de la superstition. Il arriva alors en réalité que les castes
éclairées et puissantes, le clergé surtout, furent l'âme de la société,
et que le peuple n'en fut que le corps. Quel était donc, dans ce sens, le
vrai patron des êtres intelligents? Dieu; et celui des ignorants? Le
diable; car Dieu donnait la vie de l'âme, et proscrivait la vie des sens,
vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers.
Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d'autres, de
réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin
ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner
l'amour, l'égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur.
C'était une idée juste et sainte. Quels en furent les abus et les excès,
il n'importe. Elle chercha donc à relever de son abjection le prétendu
principe du mal, et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien.
Satan fut absous et réintégré par ces philosophes dans le choeur des
esprits célestes; et par de poétiques interprétations, ils affectèrent de
regarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et des
usurpateurs de gloire et de puissance. C'était bien vraiment la figure
des pontifes et des princes de l'Église, de ceux qui avaient refoulé dans
les fictions de l'enfer la religion de l'égalité et le principe du bonheur
pour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc des
abîmes où il rugissait enchaîné, comme le divin Prométhée, depuis tant de
siècles. Ses libérateurs n'osèrent l'invoquer hautement; mais dans des