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fille du peuple et l'enfant proscrit de la famille universelle. Tout à
coup elle s'aperçut qu'Albert ne lui parlait plus, qu'il ne tenait plus sa
main, qu'il n'était plus assis à ses côtés, mais qu'il était debout à deux
pas d'elle, auprès de l'ossuaire, et qu'il jouait sur son violon l'étrange
musique dont elle avait été déjà surprise et charmée.
LV.
Albert fit chanter d'abord à son instrument plusieurs de ces cantiques
anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-être oubliés
désormais en Bohème, mais dont Zdenko avait gardé la précieuse tradition,
et dont le comte avait retrouvé la lettre à force d'études et de
méditation. Il s'était tellement nourri l'esprit de ces compositions,
barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles
pour un goût sérieux et éclairé, qu'il se les était assimilées au point de
pouvoir improviser longtemps sur l'idée de ces motifs, y mêler ses propres
idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition,
et s'abandonner à son inspiration personnelle, sans que le caractère
original, austère et frappant, de ces chants antiques fût altéré par son
interprétation ingénieuse et savante. Consuelo s'était promis d'écouter et
de retenir ces précieux échantillons de l'ardent génie populaire de la
vieille Bohème. Mais tout esprit d'examen lui devint bientôt impossible,
tant à cause de la disposition rêveuse où elle se trouvait, qu'à cause du
vague répandu dans cette musique étrangère à son oreille.
Il y a une musique qu'on pourrait appeler naturelle, parce qu'elle n'est
point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d'une
inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C'est
la musique populaire: c'est celle des paysans particulièrement. Que de
belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu
les honneurs d'une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer
dans la version absolue d'un thème arrêté! L'artiste inconnu qui improvise
sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa
charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les
moins poétiques), s'astreindra difficilement à retenir et à fixer ses
fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens,
enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en
hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son génie
individuel. C'est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales,
si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se perdent pour la
plupart, et n'ont guère jamais plus d'un siècle d'existence dans la
mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles de l'art ne
s'occupent point assez de les recueillir. La plupart les dédaignent, faute
d'une intelligence assez pure et d'un sentiment assez élevé pour les
comprendre; d'autres se rebutent de la difficulté qu'ils rencontrent
aussitôt qu'ils veulent trouver cette véritable et primitive version, qui
n'existe déjà peut-être plus pour l'auteur lui-même; et qui certainement
n'a jamais été reconnue comme un type déterminé et invariable par ses
nombreux interprètes. Les uns l'ont altérée par ignorance; les autres
l'ont développée, ornée, ou embellie par l'effet de leur supériorité,
parce que l'enseignement de l'art ne leur a point appris à en refouler les
instincts. Ils ne savent point eux-mêmes qu'ils ont transformé l'oeuvre