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Le paysan n'examine ni ne compare. Quand le ciel l'a fait musicien, il
chante à la manière des oiseaux, du rossignol surtout dont l'improvisation
est continuelle, quoique les éléments de son chant varié à l'infini soient
toujours les mêmes. D'ailleurs le génie du peuple est d'une fécondité sans
limite[1]. Il n'a pas besoin d'enregistrer ses productions; il produit
sans se reposer, comme la terre qu'il cultive; il crée à toute heure,
comme la nature qui l'inspire.
[Note 1: Si vous écoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font
le métier de ménétriers dans nos campagnes du centre de la France, vous
verrez qu'ils ne savent pas moins de deux on trois cents compositions
du même genre et du même caractère, mais qui ne sont jamais empruntées
les unes aux autres; et vous vous assurerez qu'en moins de trois ans, ce
répertoire immense est entièrement renouvelé. J'ai eu dernièrement avec un
de ces ménestrels ambulants la conversation suivante:
«Vous avez appris un peu de musique?--Certainement j'ai appris à jouer de
la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs.---Où avez-vous pris
des leçons?--En Bourbonnais, dans les bois.--Quel était votre maître?---Un
homme des bois.--Vous connaissez donc les notes?--Je crois bien!--En quel
ton jouez-vous là?--En quel ton? Qu'est-ce que cela veut dire?--N'est-ce
pas en _ré_ que vous jouez?--Je ne connais pas le _ré_.--Comment donc
s'appellent vos notes?--Elles s'appellent des notes; elles n'ont pas de
noms particuliers.--Comment retenez-vous tant d'airs différents?--On
écoute!--Qui est-ce qui compose tous ces airs?--Beaucoup de personnes, des
fameux musiciens dans les bois.--Ils en font donc beaucoup?--Ils en font
toujours; ils ne s'arrêtent jamais.--Ils ne font rien autre chose?--Ils
coupent le bois.--Ils sont bûcherons?--Presque tous bûcherons. On dit chez
nous que la musique pousse dans les bois. C'est toujours là qu'on la
trouve.--Et c'est là que vous allez la chercher?--Tous les ans. Les
petits musiciens n'y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins,
et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l'_accent_
véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais.--Et comment
cela leur vient-il?--En se promenant dans les bois, en rentrant le soir à
la maison, en se reposant le dimanche.--Et vous, composez-vous?--Un peu,
mais guère, et ça ne vaut pas grand'chose. Il faut être né dans les bois,
et je suis de la plaine. Il n'y a personne qui me vaille pour l'_accent_;
mais pour inventer, nous n'y entendons rien, et nous faisons mieux de ne
pas nous en mêler.
Je voulus lui faire dire ce qu'il entendait par l'_accent_. Il n'en put
venir à bout, peut-être parce qu'il le comprenait trop bien et me jugeait
indigne de le comprendre. Il était jeune, sérieux, noir comme un pifferaro
de la Calabre, allait de fête en fête, jouant tout le jour, et ne dormant
pas depuis trois nuits, parce qu'il lui fallait faire six ou huit lieues
avant le lever du soleil pour se transporter d'un village à l'autre. Il ne
s'en portait que mieux, buvait des brocs de vin à étourdir un boeuf, et ne
se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d'avoir
_perdu son vent_. Plus il buvait, plus il était grave et fier. Il jouait
fort bien, et avait grandement raison d'être vain de son accent. Nous
observâmes que son jeu était une modification perpétuelle de chaque thème.
Il fut impossible d'écrire un seul de ces thèmes sans prendre note pour