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comme toute l'Espagne est dans un véritable air espagnol. J'ai été souvent
ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l'Inde, et je
connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés
durant des années! Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter et m'y
faire vivre de toute la vie qui les anime. C'était l'essence de cette
vie que je m'assimilais sous le prestige de la musique.
Peu à peu Consuelo cessa d'écouter et même d'entendre le violon d'Albert.
Toute son âme était attentive; et ses sens, fermés aux perceptions
directes, s'éveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit à
travers des espaces inconnus habités par de nouveaux êtres. Elle voyait,
dans un chaos étrange, à la fois horrible et magnifique, s'agiter les
spectres des vieux héros de la Bohème; elle entendait le glas funèbre de
la cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaient
du sommet de leurs monts fortifiés, maigres, demi-nus, sanglants et
farouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur les
nuages, le calice et le glaive à la main. Suspendus en troupe serrée sur
la tête des pontifes prévaricateurs, elle les voyait verser sur la terre
maudite la coupe de la colère divine. Elle croyait entendre le choc de
leurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttes
derrière eux pour éteindre l'embrasement allumé par leur fureur. Tantôt
c'était une nuit d'épouvante et de ténèbres, où elle entendait gémir et
râler les cadavres abandonnés sur les champs de bataille. Tantôt c'était
un jour ardent dont elle osait soutenir l'éclat, et où elle voyait passer
comme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond,
sa cuirasse rouillée, et le bandeau ensanglanté qui lui couvrait les yeux.
Les temples s'ouvraient d'eux-mêmes à son approche; les moines fuyaient
dans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurs
trésors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient des
vieillards exténués, mendiants, couverts de plaies comme Lazare; des fous
accouraient en chantant et en riant comme Zdenko; les bourreaux souillés
d'un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux fronts
angéliques, les femmes guerrières portant des faisceaux de piques et des
torches de résine, tous s'asseyaient autour d'une table; et un ange,
radieux et beau comme ceux qu'Albert Durer a placés dans ses compositions
apocalyptiques, venait offrir à leurs lèvres avides la coupe de bois, le
calice du pardon, de la réhabilitation, et de la sainte égalité.
Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passèrent en cet instant
devant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, le
plus beau des immortels après Dieu, le plus triste après Jésus, le plus
fier parmi les plus fiers. Il traînait après lui les chaînes qu'il avait
brisées; et ses ailes fauves, dépouillées et pendantes, portaient les
traces de la violence et de la captivité. Il souriait douloureusement aux
hommes souillés de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein.
Tout à coup il sembla à Consuelo que le violon d'Albert parlait, et qu'il
disait par la bouche de Satan: «Non, le Christ mon frère ne vous a pas
aimés plus que je ne vous aime. Il est temps que vous me connaissiez, et
qu'au lieu de m'appeler l'ennemi du genre humain, vous retrouviez en moi
l'ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le démon, je suis
l'archange de la révolte légitime et le patron des grandes luttes. Comme