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--Si des obstacles insurmontables ne m'en faisaient pas un crime.
--Et quels sont donc ces obstacles? Je les cherche en vain autour de vous;
je ne les trouve qu'au fond de votre coeur, que dans vos souvenirs sans
doute!
--Ne parlons pas de mes souvenirs; ils sont odieux, et j'aimerais mieux
mourir tout de suite que de recommencer le passé. Mais votre rang dans le
monde, votre fortune, l'opposition et l'indignation de vos parents, où
voudriez-vous que je prisse le courage d'accepter tout cela? Je ne possède
rien au monde que ma fierté et mon désintéressement; que me resterait-il
si j'en faisais le sacrifice?
--Il te resterait mon amour et le tien, si tu m'aimais; Je sens que
cela n'est point, et je ne te demanderai qu'un peu de pitié. Comment
pourrais-tu être humiliée de me faire l'aumône de quelque bonheur? Lequel
de nous serait donc prosterné devant l'autre? En quoi ma fortune te
dégraderait-elle? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres,
si elle te pesait autant qu'à moi? Crois-tu que je n'aie pas pris dès
longtemps la ferme résolution de l'employer comme il convient à mes
croyances et à mes goûts, c'est-à-dire de m'en débarrasser, quand la perte
de mon père viendra ajouter la douleur de l'héritage à la douleur de la
séparation! Eh bien, as-tu peur d'être riche? j'ai fait voeu de pauvreté.
Crains-tu d'être illustrée par mon nom? c'est un faux nom, et le véritable
est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure à la
mémoire de mon père; mais, dans l'obscurité où je me plongerai, nul n'en
sera ébloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin,
quant à l'opposition de mes parents ... Oh! s'il n'y avait que cet
obstacle! dis-moi donc qu'il n'y en a pas d'autre, et tu verras!
--C'est le plus grand de tous, le seul que tout mon dévouement, toute ma
reconnaissance pour vous ne saurait lever.
--Tu mens, Consuelo! Ose jurer que tu ne mens pas! Ce n'est pas là le seul
obstacle.»
Consuelo hésita. Elle n'avait jamais menti, et cependant elle eût voulu
réparer le mal qu'elle avait fait à son ami, à celui qui lui avait sauvé
la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude
d'une mère tendre et intelligente. Elle s'était flattée d'adoucir ses
refus en invoquant des obstacles qu'elle jugeait, en effet,
insurmontables. Mais les questions réitérées d'Albert la troublaient,
et son propre coeur était un dédale où elle se perdait; car elle ne
pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haïssait cet
homme étrange, vers lequel une sympathie mystérieuse et puissante l'avait
poussée, tandis qu'une crainte invincible, et quelque chose qui
ressemblait à l'aversion, la faisaient trembler à la seule idée d'un
engagement.
Il lui sembla, en cet instant, qu'elle haïssait Anzoleto. Pouvait-il en
être autrement, lorsqu'elle le comparait, avec son brutal égoïsme, son
ambition abjecte, ses lâchetés, ses perfidies, à cet Albert si généreux,
si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et
les plus romanesques? Le seul nuage qui pût obscurcir la conclusion du
parallèle, c'était cet attentat sur la vie de Zdenko, qu'elle ne pouvait
se défendre de présumer. Mais ce soupçon n'était-il pas une maladie de son