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pressentiment envahissait rapidement; c'est peut-être un grand chagrin
pour moi qui se prépare, et....»
Elle s'arrêta tremblante; car elle était sur le point de lui demander
conseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et,
n'osant ni accueillir ni éviter celui qui s'introduisait auprès d'elle à
la faveur d'un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s'appuya en
pâlissant contre la rampe, à la dernière marche du perron.
«Craignez-vous quelque fâcheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert,
dont l'inquiétude commençait à s'éveiller.
--Je n'ai pas de famille,» répondit Consuelo en s'efforçant de reprendre
sa marche.
Elle faillit dire qu'elle n'avait pas de frère; une crainte vague l'en
empêcha. Mais en traversant la salle à manger, elle entendit crier sur le
parquet du salon les bottes du voyageur, qui s'y promenait de long en
large avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha du
jeune comte, et lui pressa le bras en y enlaçant le sien, comme pour se
réfugier dans son amour, à l'approche des souffrances qu'elle prévoyait.
Albert, frappé de ce mouvement, sentit s'éveiller en lui des appréhensions
mortelles.
«N'entrez pas sans moi, lui dit-il à voix basse; je devine, à mes
pressentiments qui ne m'ont jamais trompé, que ce frère est votre ennemi
et le mien. J'ai froid, j'ai peur, comme si j'allais être forcé de haïr
quelqu'un!»
Consuelo dégagea son bras qu'Albert serrait étroitement contre sa
poitrine. Elle trembla en pensant qu'il allait peut-être concevoir une de
ces idées singulières, une de ces implacables résolutions dont la mort
présumée de Zdenko était un déplorable exemple pour elle.
«Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la pièce voisine on
pouvait déjà l'entendre). Je n'ai rien à craindre du moment présent; mais
si l'avenir me menace, comptez, Albert, que j'aurai recours à vous.»
Albert céda avec une mortelle répugnance. Craignant de manquer à la
délicatesse, il n'osait lui désobéir; mais il ne pouvait se résoudre à
s'éloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hésitation, referma les
deux portes du salon en y entrant, afin qu'il ne pût ni voir ni entendre
ce qui allait se passer.
Anzoleto (car c'était lui; elle ne l'avait que trop bien deviné à son
audace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s'était préparé à
l'aborder effrontément par une embrassade fraternelle en présence des
témoins. Lorsqu'il la vit entrer seule, pâle, mais froide et sévère, il
perdit tout son courage, et vint se jeter à ses pieds en balbutiant.
Il n'eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il éprouvait
violemment et réellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu'il
n'avait jamais cessé d'aimer malgré sa trahison. Il fondit en pleurs; et,
comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit de
baisers et de larmes le bord de son vêtement. Consuelo ne s'était pas
attendue à le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le rêvait tel
qu'il s'était montré la nuit de leur rupture, amer, ironique, méprisable
et haïssable entre tous les hommes. Ce matin même, elle l'avait vu passer
avec une démarche insolente et un air d'insouciance presque cynique. Et