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--Arrêtez, monseigneur! dit Consuelo tout interdite de cette
précipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vous
approuvez l'affection que le comte Albert m'a témoignée et le dévouement
que j'ai eu pour lui. Vous m'accordez votre confiance, vous savez que je
ne la trahirai pas; mais comment puis-je m'engager à consacrer toute ma
vie à une amitié d'une nature si délicate? Je vois bien que vous comptez
sur le temps et sur ma raison pour maintenir la santé morale de votre
noble fils, et pour calmer la vivacité de son attachement pour moi. Mais
j'ignore si j'aurai longtemps cette puissance; et d'ailleurs, quand même
ce ne serait pas une intimité dangereuse pour un homme aussi exalté, je ne
suis pas libre de consacrer mes jours à cette tâche glorieuse. Je ne
m'appartiens pas!
--O ciel! que dites-vous, Consuelo? Vous ne m'avez donc pas compris? Ou
vous m'avez trompé en me disant que vous étiez libre, que vous n'aviez ni
attachement de coeur, ni engagement, ni famille?
--Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupéfaite, j'ai un but, une
vocation, un état. J'appartiens à l'art auquel je me suis consacrée dès
mon enfance.
--Que dites-vous, grand Dieu! Vous voulez retourner au théâtre?
--Cela, je l'ignore, et j'ai dit la vérité en affirmant que mon désir ne
m'y portait pas. Je n'ai encore éprouvé que d'horribles souffrances dans
cette carrière orageuse; mais je sens pourtant que je serais téméraire si
je m'engageais à y renoncer. Ç'a été ma destinée, et peut-être ne peut-on
pas se soustraire à l'avenir qu'on s'est tracé. Que je remonte sur les
planches, ou que je donne des leçons et des concerts, je suis, je dois
être cantatrice. A quoi serais-je bonne, d'ailleurs? où trouverais-je de
l'indépendance? à quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avide
de ce genre d'émotion?
--O Consuelo, Consuelo! s'écria le comte Christian avec douleur, tout ce
que vous dites là est vrai! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, et
je vois maintenant que vous ne l'aimez pas!
--Et si je venais à l'aimer avec la passion qu'il faudrait avoir pour
renoncer à moi-même, que diriez-vous, monseigneur? s'écria à son tour
Consuelo impatientée. Vous jugez donc qu'il est absolument impossible à
Une femme de prendre de l'amour pour le comte Albert, puisque vous me
demandez de rester toujours avec lui?
--Eh quoi! me suis-je si mal expliqué, ou me jugez-vous insensé, chère
Consuelo? Ne vous ai-je pas demandé votre coeur et votre main pour mon
fils? N'ai-je pas mis à vos pieds une alliance légitime et certainement
honorable? Si vous aimiez Albert, vous trouveriez sans doute dans le
bonheur de partager sa vie un dédommagement à la perte de votre gloire et
de vos triomphes! Mais vous ne l'aimez pas, puisque vous regardez comme
impossible de renoncer à ce que vous appelez votre destinée!»
Cette explication avait été tardive, à l'insu même du bon Christian. Ce
n'était pas sans un mélange de terreur et de mortelle répugnance que le
vieux seigneur avait sacrifié au bonheur de son fils toutes les idées de
sa vie, tous les principes de sa caste; et lorsque, après une longue et
pénible lutte avec Albert et avec lui-même, il avait consommé le
sacrifice, la ratification absolue d'un acte si terrible n'avait pu