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croyait plus belle peut-être qu'elle n'était réellement; mais ses pensées
étaient si élevées et son amour si grand, qu'il eût craint de la profaner
en la regardant avec les yeux enivrés d'un amant ou la satisfaction
scrutatrice d'un artiste. Elle était toujours pour lui enveloppée d'un
nuage que son regard n'osait percer, et que sa pensée entourait encore
d'une auréole éblouissante. Qu'elle fût plus ou moins bien, il la voyait
toujours la même. Il l'avait vue livide, décharnée, flétrie, se débattant
contre la mort, et plus semblable à un spectre qu'à une femme. Il avait
alors cherché dans ses traits, avec attention et anxiété, les symptômes
plus ou moins effrayants de la maladie; mais il n'avait pas vu si elle
avait eu des moments de laideur, si elle avait pu être un objet d'effroi
et de dégoût. Et lorsqu'elle avait repris l'éclat de la jeunesse et
l'expression de la vie, il ne s'était pas aperçu qu'elle eût perdu ou
gagné en beauté. Elle était pour lui, dans la vie comme dans la mort,
l'idéal de toute jeunesse, de toute expression sublime, de toute beauté
unique et incomparable. Aussi Consuelo n'avait-elle jamais pensé à lui, en
s'arrangeant devant son miroir.
Mais quelle différence de la part d'Anzoleto! Avec quel soin minutieux il
l'avait regardée, jugée et détaillée dans son imagination, le jour où il
s'était demandé si elle n'était pas laide! Comme il lui avait tenu compte
des moindres grâces de sa personne, des moindres efforts qu'elle avait
faits pour plaire! Comme il connaissait ses cheveux, son bras, son pied,
sa démarche, les couleurs qui embellissaient son teint, les moindres plis
que formait son vêtement! Et avec quelle vivacité ardente il l'avait
louée! avec quelle voluptueuse langueur il l'avait contemplée! La chaste
fille n'avait pas compris alors les tressaillements de son propre coeur.
Elle ne voulait pas les comprendre encore, et cependant, elle les
ressentait presque aussi violents, à l'idée de reparaître devant ses yeux.
Elle s'impatientait contre elle-même, rougissait de honte et de dépit,
s'efforçait de s'embellir pour Albert seul; et pourtant elle cherchait la
coiffure, le ruban, et jusqu'au regard qui plaisaient à Anzoleto. Hélas!
hélas! se dit-elle en s'arrachant de son miroir lorsque sa toilette fut
finie, il est donc vrai que je ne puis penser qu'à lui, et que le bonheur
passé exerce sur moi un pouvoir plus entraînant que le mépris présent et
les promesses d'un autre amour! J'ai beau regarder l'avenir, sans lui il
ne m'offre que terreur et désespoir. Mais que serait-ce donc avec lui?
Ne sais-je pas bien que les beaux jours de Venise ne peuvent revenir,
Que l'innocence n'habiterait plus avec nous, que l'âme d'Anzoleto est à
Jamais corrompue, que ses caresses m'aviliraient, et que ma vie serait
empoisonnée à toute heure par la honte, la jalousie, la crainte et le
regret?
En s'interrogeant à cet égard avec sévérité, Consuelo reconnut qu'elle ne
se faisait aucune illusion, et qu'elle n'avait pas la plus secrète émotion
de désir pour Anzoleto. Elle ne l'aimait plus dans le présent, elle le
redoutait et le haïssait presque dans un avenir où sa perversité ne
pouvait qu'augmenter; mais dans le passé elle le chérissait à un tel point
que son âme et sa vie ne pouvaient s'en détacher. Il était désormais
devant elle comme un portrait qui lui rappelait un être adoré et des jours
de délices, et, comme une veuve qui se cache de son nouvel époux pour