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connaissait si peu la nécessité de la vie réelle, qu'il avait souvent
perdu la faculté de sentir sa propre existence. Il n'imaginait pas que
les idées et les objets sinistres avec lesquels il s'était familiarisé
pussent, sous l'influence de l'amour et de la vertu, inspirer d'autres
sentiments à sa fiancée que l'enthousiasme de la foi et l'attendrissement
du bonheur. Il n'avait pas prévu, il n'avait pas compris qu'il
l'entraînait dans une atmosphère où elle mourrait, comme une plante
des tropiques dans le crépuscule polaire. Enfin il ne comprenait pas
l'espèce de violence qu'elle eût été forcée de faire subir à son être
pour s'identifier au sien.
Anzoleto, tout au contraire, blessant l'âme et révoltant l'intelligence de
Consuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine,
épanouie au souffle des vents généreux du midi, tout l'air vital dont la
_Fleur des Espagnes_, comme il l'appelait jadis, avait besoin pour se
ranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale,
ignorante et délicieuse; tout un monde de mélodies naturelles, claires et
faciles; tout un passé de calme, d'insouciance, de mouvement physique,
d'innocence sans travail, d'honnêteté sans efforts, de piété sans
réflexion. C'était presque une existence d'oiseau. Mais n'y a-t-il pas
beaucoup de l'oiseau dans l'artiste, et ne faut-il pas aussi que l'homme
boive un peu à cette coupe de la vie commune à tous les êtres pour être
complet et mener à bien le trésor de son intelligence?
Consuelo chantait d'une voix toujours plus douce et plus touchante, en
s'abandonnant par de vagues instincts aux distinctions que je viens de
faire à sa place, trop longuement sans doute. Qu'on me le pardonne! Sans
cela comprendrait-on par quelle fatale mobilité de sentiment cette jeune
fille si sage et si sincère, qui haïssait avec raison le perfide Anzoleto
un quart d'heure auparavant, s'oublia au point d'écouter sa voix,
d'effleurer sa chevelure, et de respirer son souffle avec une sorte de
délice? Le salon était trop vaste pour être jamais fort éclairé, on le
sait déjà; le jour baissait d'ailleurs. Le pupitre du clavecin, sur lequel
Anzoleto avait laissé un grand cahier ouvert, cachait leurs têtes aux
Personnes assises à quelque distance; et leurs têtes se rapprochaient
l'une de l'autre de plus en plus. Anzoleto, n'accompagnant plus que d'une
main, avait passé son autre bras autour du corps flexible de son amie, et
l'attirait insensiblement contre le sien. Six mois d'indignation et de
douleur s'étaient effacés comme un rêve de l'esprit de la jeune fille.
Elle se croyait à Venise; elle priait la Madone de bénir son amour pour le
beau fiancé que lui avait donné sa mère, et qui priait avec elle, main
contre main, coeur contre coeur. Albert était sorti sans qu'elle s'en
aperçût, et l'air était plus léger, le crépuscule plus doux autour d'elle.
Tout à coup elle sentit à la fin d'une strophe les lèvres ardentes de son
Premier fiancé sur les siennes. Elle retint un cri; et, se penchant sur le
clavier, elle fondit en larmes.
En ce moment le comte Albert rentra, entendit ses sanglots, et vit la
Joie insultante d'Anzoleto. Le chant interrompu par l'émotion de la jeune
artiste n'étonna pas autant les autres témoins de cette scène rapide.
Personne n'avait vu le baiser; et chacun concevait que le souvenir de son
enfance et l'amour de son art lui eussent arraché des pleurs. Le comte