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ce temps-là et dans ce pays-là. Je crois l'avoir déjà dit: on mangeait
lentement, copieusement, et souvent, à Riesenburg. La moitié de la journée
se passait presque à table; et j'avoue que Consuelo, habituée dès son
enfance, et pour cause, à vivre tout un jour avec quelques cuillerées de
riz cuit à l'eau, trouvait ces homériques repas mortellement longs. Pour
la première fois, elle ne sut point si celui-ci dura une heure, un instant
ou un siècle. Elle ne vivait pas plus qu'Albert lorsqu'il était seul au
fond de sa grotte. Il lui semblait qu'elle était ivre, tant la honte
d'elle-même, l'amour et la terreur, agitaient tout son être. Elle ne
mangea point, n'entendit et ne vit rien autour d'elle. Consternée comme
quelqu'un qui se sent rouler dans un précipice, et qui voit se briser une
à une les faibles branches qu'il voulait saisir pour arrêter sa chute,
elle regardait le fond de l'abîme, et le vertige bourdonnait dans son
cerveau. Anzoleto était près d'elle; il effleurait son vêtement, il
pressait avec des mouvements convulsifs son coude contre son coude, son
pied contre son pied. Dans son empressement à la servir, il rencontrait
ses mains, et les retenait dans les siennes pendant une seconde; mais
cette rapide et brûlante pression résumait tout un siècle de volupté. Il
lui disait à la dérobée de ces mots qui étouffent, il lui lançait de ces
regards qui dévorent. Il profitait d'un instant fugitif comme l'éclair
pour échanger son verre avec le sien, et pour toucher de ses lèvres le
cristal que ses lèvres avaient touché. Et il savait être tout de feu
pour elle, tout de marbre aux yeux des autres. Il se tenait à merveille,
parlait convenablement, était plein d'égards attentifs pour la
chanoinesse, traitait le chapelain avec respect, lui offrait les meilleurs
morceaux des viandes qu'il se chargeait de découper avec la dextérité et
la grâce d'un convive habitué à la bonne chère. Il avait remarqué que le
saint homme était gourmand, que sa timidité lui imposait à cet égard de
fréquentes privations; et celui-ci se trouva si bien de ses préférences,
qu'il souhaita voir le nouvel écuyer-tranchant passer le reste de ses
jours au château des Géants.
On remarqua qu'Anzoleto ne buvait que de l'eau; et lorsque le chapelain,
par échange de bons procédés, lui offrit du vin, il répondit assez haut
pour être entendu:
«Mille grâces! on ne m'y prendra plus. Votre beau vin est un perfide avec
lequel je cherchais à m'étourdir tantôt. Maintenant, je n'ai plus de
chagrins, et je reviens à l'eau, ma boisson habituelle et ma loyale amie.»
On prolongea la veillée un peu plus que de coutume. Anzoleto chanta
encore; et cette fois il chanta pour Consuelo. Il choisit les airs favoris
de ses vieux auteurs, qu'elle lui avait appris elle-même; et il les dit
avec tout le soin, avec toute la pureté de goût et de délicatesse
d'intention qu'elle avait coutume d'exiger de lui. C'était lui rappeler
encore les plus chers et les plus purs souvenirs de son amour et de son art.
Au moment où l'on allait se séparer, il prit un instant favorable pour lui
dire tout bas:
«Je sais où est ta chambre; on m'en a donné une dans la même galerie.
A minuit, je serai à genoux à ta porte, j'y resterai prosterné jusqu'au
jour. Ne refuse pas de m'entendre un instant. Je ne veux pas reconquérir
ton amour, je ne le mérite pas. Je sais que tu ne peux plus m'aimer, qu'un