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mise à l'abri d'un repentir trop prompt et d'une tendresse imprudente.
«Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m'empêcher de soupirer
profondément quand je me représente ta souffrance! Mais c'est à Vienne
seulement que je m'arrêterai à la partager et à la plaindre. C'est à
Vienne que je permettrai à mon coeur de me dire combien il te vénère et te
regrette!»
«Allons, en marche!» se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux ou
trois fois elle tenta en vain d'abandonner cette fontaine si sauvage et si
jolie, dont le doux bruissement semblait l'inviter à prolonger les instants
de son repos. Le sommeil, qu'elle avait voulu remettre à l'heure de midi,
appesantissait ses paupières; et la faim, qu'elle n'était plus habituée à
supporter aussi bien qu'elle s'en flattait, la jetait dans une irrésistible
défaillance. Elle voulait en vain se faire illusion à cet égard. Elle
n'avait presque rien mangé la veille; trop d'agitations et d'anxiétés ne
lui avaient pas permis d'y songer. Un voile s'étendait sur ses yeux; une
sueur froide et pénible alanguissait tout son corps. Elle céda à la
fatigue sans en avoir conscience; et tout en formant une dernière
résolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membres
s'affaissèrent sur l'herbe, sa tête retomba sur son petit paquet de voyage,
et elle s'endormit profondément. Le soleil, rouge et chaud, comme il est
parfois dans ces courts étés de Bohème, montait gaiement dans le ciel; la
fontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eût voulu bercer de
sa chanson monotone le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaient
en chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tête.
LXIV.
Il y avait presque trois heures que l'oublieuse fille reposait ainsi,
lorsqu'un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs la
tira de sa léthargie. Elle entr'ouvrit les yeux sans avoir la force de se
relever, sans comprendre encore où elle était, et vit à deux pas d'elle un
homme courbé sur les rochers, occupé à boire à la source comme elle avait
fait elle-même, sans plus de cérémonie et de recherche que de placer sa
bouche au courant de l'eau. Le premier sentiment de Consuelo fut la
frayeur; mais le second coup d'oeil jeté sur l'hôte de sa retraite lui
rendit la confiance. Car, soit qu'il eût déjà regardé à loisir les traits
de la voyageuse durant son sommeil, soit qu'il ne prît pas grand intérêt à
cette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d'attention à elle.
D'ailleurs, c'était moins un homme qu'un enfant; il paraissait âgé de
quinze ou seize ans tout au plus, était fort petit, maigre, extrêmement
jaune et hâlé, et sa figure, qui n'était ni belle ni laide, n'annonçait
rien dans cet instant qu'une tranquille insouciance.
Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et ne
changea pas d'attitude, pensant que si le voyageur ne s'occupait pas d'elle
plus qu'il ne semblait disposé à le faire, il valait mieux feindre de
dormir que de s'attirer des questions embarrassantes. A travers son voile,
elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l'inconnu, attendant
qu'il reprit son bissac et son bâton déposés sur l'herbe, et qu'il
continuât son chemin.
Mais elle vit bientôt qu'il était résolu à se reposer aussi, et même à
déjeuner, car il ouvrit son petit sac de pèlerin, et en tira un gros