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je voyais bien que maître Reuter, au lieu de s'intéresser à moi, ne me
traitait plus qu'avec dureté, et ne songeait qu'à hâter le moment fatal de
mon renvoi. J'ignore les causes de cette antipathie, que je n'ai méritée en
rien. Quelques-uns de mes camarades avaient la légèreté de me dire qu'il
était jaloux de moi, parce qu'il trouvait dans mes essais de composition
une sorte de révélation du génie musical, et qu'il avait coutume de haïr et
de décourager les jeunes gens chez lesquels il découvrait un élan supérieur
au sien propre. Je suis loin d'accepter cette vaniteuse interprétation
de ma disgrâce; mais je crois bien que j'avais commis une faute en lui
montrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et un
présomptueux impertinent.
--Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux précepteurs
n'aiment pas les élèves qui ont l'air de comprendre plus vite qu'ils
n'enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant.
--Je m'appelle Joseph.
--Joseph qui?
--Joseph Haydn.
--Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenez
quelque chose, à quoi m'en tenir sur l'aversion de votre maître, et sur
l'intérêt que m'inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie.»
Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappée
Du rapport de leurs destinées de pauvres et d'artistes, regardait
attentivement la physionomie de l'enfant de choeur. Cette figure chétive
et bilieuse prenait, dans l'épanchement du récit, une singulière animation.
Ses yeux bleus pétillaient d'une finesse à la fois maligne et
bienveillante, et rien dans sa manière d'être et de dire n'annonçait un
esprit ordinaire.
LXV.
«Quoi qu'il en soit des causes de l'antipathie de maître Reuter, il me la
témoigna bien durement, et pour une faute bien légère. J'avais des ciseaux
neufs, et, comme un véritable écolier, je les essayais sur tout ce qui me
tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourné, et sa longue
queue, dont il était très-vain, venant toujours à balayer les caractères
que je traçais avec de la craie sur mon ardoise, j'eus une idée rapide,
fatale! ce fut l'affaire d'un instant. Crac! voilà mes ciseaux ouverts,
voilà la queue par terre. Le maître suivait tous mes mouvements de son oeil
de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fût aperçu de la perte
douloureuse qu'il venait de faire, j'étais déjà réprimandé, noté d'infamie,
et renvoyé sans autre forme de procès.
«Je sortis de maîtrise au mois de novembre de l'année dernière, à sept
heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre
vêtement que les méchants habits que j'avais sur le corps. J'eus un moment
de désespoir. Je m'imaginai, en me voyant grondé et chassé avec tant de
colère et de scandale, que j'avais commis une faute énorme. Je me mis à
pleurer de toute mon âme cette mèche de cheveux et ce bout de ruban tombés
sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j'avais ainsi déshonoré le
chef, passa auprès de moi en pleurant aussi. Jamais on n'a répandu tant de
larmes, jamais on n'a éprouvé tant de regrets et de remords pour une queue
à la prussienne. J'eus envie d'aller me jeter dans ses bras, à ses pieds!