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Garçon pleurait-il ma disgrâce encore plus que sa chevelure.
«Je passai la nuit sur le pavé; et, comme je soupirais, le lendemain matin,
en songeant à la nécessité et à l'impossibilité de déjeuner, je fus abordé
par Keller, le perruquier de la maîtrise de Saint-Etienne. Il venait de
coiffer maître Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui
avait parlé que de la terrible aventure de la queue coupée. Aussi le
facétieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d'un grand éclat
de rire, et m'accabla de ses sarcasmes.--«Oui-da! me cria-t-il d'aussi loin
qu'il me vit, voilà donc le fléau des perruquiers, l'ennemi général et
particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d'entretenir
la beauté de la chevelure! Hé! mon petit bourreau des queues, mon bon
saccageur de toupets! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux
noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups!»
J'étais désespéré, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me
croyant l'objet de la vindicte publique, j'allais m'enfuir, lorsque le bon
Keller m'arrêtant: «Où allez-vous ainsi, petit malheureux? me dit-il d'une
voix adoucie; Qu'allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vêtements,
et avec un pareil crime sur la conscience? Allons, j'ai pitié de vous,
surtout à cause de votre belle voix, que j'ai pris si souvent plaisir à
entendre à la cathédrale: venez chez moi. Je n'ai pour moi, ma femme et mes
enfants, qu'une chambre au cinquième étage. C'est encore plus qu'il ne nous
en faut, car la mansarde que je loue au sixième n'est pas occupée. Vous
vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu'à ce que vous ayez
trouvé de l'ouvrage; à condition toutefois que vous respecterez les cheveux
de mes clients, et que vous n'essaierez pas vos grands ciseaux sur mes
perruques.»
«Je suivis mon généreux Keller, mon sauveur, mon père! Outre le logement et
la table, il eut la bonté, tout pauvre artisan qu'il était lui-même, de
m'avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes études. Je louai
un mauvais clavecin tout rongé des vers; et, réfugié dans mon galetas avec
mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte à mon ardeur pour
la composition. C'est de ce moment que je puis me considérer comme le
protégé de la Providence. Les six premières sonates d'Emmanuel Bach ont
fait mes délices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien
comprises. En même temps, le ciel, récompensant mon zèle et ma
persévérance, a permis que je trouvasse un peu d'occupation pour vivre et
m'acquitter envers mon cher hôte. J'ai joué de l'orgue tous les dimanches à
la chapelle du comte de Haugwitz, après avoir fait le matin ma partie de
premier violon à l'église des Pères de la Miséricorde. En outre, j'ai
trouvé deux protecteurs. L'un est un abbé qui fait beaucoup de vers
italiens, très-beaux à ce qu'on assure, et qui est fort bien vu de sa
majesté et l'impératrice-reine. On l'appelle M. de Métastasio; et comme il
demeure dans la même maison que Keller et moi, je donne des leçons à
une jeune personne qu'on dit être sa nièce. Mon autre protecteur est
monseigneur l'ambassadeur de Venise.
--Il signor Corner? demanda Consuelo vivement.
--Ah! vous le connaissez? reprit Haydn; c'est M. l'abbé de Métastasio qui
m'a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et son
excellence m'a promis de me faire avoir des leçons de maître Porpora, qui