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fils de famille ruiné reprenant le chemin de la maison paternelle avec son
garçon jardinier, compagnon de ses escapades.
--Je crois bien que nous ferons mieux de jouer des rôles appropriés à notre
situation, reprit Joseph. Nous ne pouvons passer que pour ce que nous
sommes (vous du moins pour le moment), de pauvres artistes ambulants; et,
comme c'est la coutume du métier de s'habiller comme on peut, avec ce
que l'on trouve, et selon l'argent qu'on a; comme on voit souvent les
troubadours de notre espèce traîner par les champs la défroque d'un
marquis ou celle d'un soldat, nous pouvons bien avoir, moi, l'habit noir
râpé d'un petit professeur, et vous la toilette, inusitée dans ce pays-ci,
d'un villageois de la Hongrie. Nous ferons même bien de dire si l'on nous
interroge, que nous avons été dernièrement faire une tournée de ce côté-là.
Je pourrai parler _ex professo_ du célèbre village de Rohran que personne
ne connaît, et de la superbe ville de Haimburg dont personne ne se soucie.
Quant à vous, comme votre petit accent si joli vous trahira toujours, vous
ferez bien de ne pas nier que vous êtes Italien et chanteur de profession.
--A propos, il faut que nous ayons des noms de guerre, c'est l'usage: le
vôtre est tout trouvé pour moi. Je dois, conformément à mes manières
italiennes, vous appeler Beppo, c'est l'abréviation de Joseph.
--Appelez-moi comme vous voudrez. J'ai l'avantage d'être aussi inconnu
sous un nom que sous un autre. Vous, c'est différent. II vous faut un nom
absolument: lequel choisissez-vous?
--La première abréviation vénitienne venue, Nello, Maso, Renzo, Zoto....
Oh! non pas celui-là, s'écria-t-elle après avoir laissé échapper par
habitude la contraction enfantine du nom d'Anzoleto.
--Pourquoi pas celui-là? reprit Joseph qui remarqua l'énergie de son
exclamation.
--Il me porterait malheur. On dit qu'il y a des noms comme cela.
--Eh bien donc, comment vous baptiserons-nous?
--Bertoni. Ce sera un nom italien quelconque, et une espèce de diminutif du
nom d'Albert.
--Il signor Bertoni! cela fait bien! dit Joseph en s'efforçant de sourire.»
Mais ce souvenir de Consuelo pour son noble fiancé lui enfonça un poignard
dans le coeur. Il la regarda marcher devant lui, leste et dégagée:
«A propos, se dit-il pour se consoler, j'oubliais que c'est un garçon!»
LXVII.
Ils trouvèrent bientôt la lisière du bois, et se dirigèrent vers le
sud-est. Consuelo marchait la tête nue, et Joseph, voyant le soleil
enflammer son teint blanc et uni, n'osait en exprimer son chagrin. Le
chapeau qu'il portait lui-même n'était pas neuf, il ne pouvait pas le lui
offrir; et, sentant sa sollicitude inutile, il ne voulait pas l'exprimer;
mais il mit son chapeau sous son bras avec un mouvement brusque qui fut
remarqué de sa compagne.
«Voilà une singulière idée, lui dit-elle. Il paraît que vous trouvez le
temps couvert et la plaine ombragée? Cela me fait penser que je n'ai rien
sur la tête; mais comme je n'ai pas toujours eu toutes mes aises, je sais
bien des manières de me les procurer à peu de frais.»
En parlant ainsi, elle arracha à un buisson un rameau de pampre sauvage,
et, le roulant sur lui-même, elle s'en fit un chapeau de verdure.