37603.fb2
jeunes, vous nous auriez fait danser!»
Elles examinèrent beaucoup Consuelo, qui leur parut un fort joli garçon, et
qui affectait, pour bien remplir son rôle, de les regarder avec des yeux
hardis et bien éveillés. Elle avait soupiré un instant en se représentant
la douceur de ces moeurs patriarcales dont sa profession active et
vagabonde l'éloignait si fort. Mais en observant ces pauvres femmes se
tenir debout derrière leurs maris, les servir avec respect, et manger
ensuite leurs restes avec gaîté, les unes allaitant un petit, les autres
esclaves déjà, par instinct, de leurs jeunes garçons, s'occupant d'eux
avant de songer à leurs filles et à elles-mêmes, elle ne vit plus dans tous
ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la nécessité; les
mâles enchaînés à la terre, valets de charrue et de bestiaux; les femelles
enchaînées au maître, c'est-à-dire à l'homme, cloîtrées à la maison,
servantes à perpétuité, et condamnées à un travail sans relâche au milieu
des souffrances et des embarras de la maternité. D'un côté le possesseur
de la terre, pressant ou rançonnant le travailleur jusqu'à lui ôter le
nécessaire dans les profits de son aride labeur; de l'autre l'avarice et la
peur qui se communiquent du maître au tenancier, et condamnent celui-ci à
gouverner despotiquement et parcimonieusement sa propre famille et sa
propre vie. Alors cette sérénité apparente ne sembla plus à Consuelo que
l'abrutissement du malheur ou l'engourdissement de la fatigue; et elle se
dit qu'il valait mieux être artiste ou bohémien, que seigneur ou paysan,
puisqu'à la possession d'une terre comme à celle d'une gerbe de blé
s'attachaient ou la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de la
cupidité. _Viva la libertà!_ dit-elle à Joseph, à qui elle exprimait ses
pensées en italien, tandis que les femmes lavaient et rangeaient la
vaisselle à grand bruit, et qu'une vieille impotente tournait son rouet
avec la régularité d'une machine.
Joseph était surpris de voir quelques-unes de ces paysannes parler allemand
tant bien que mal. Il apprit d'elles que le chef de la famille, qu'il avait
vu habillé en paysan, était d'origine noble, et avait eu un peu de fortune
et d'éducation dans sa jeunesse; mais que, ruiné entièrement dans la guerre
de la Succession, il n'avait plus eu d'autres ressources pour élever sa
nombreuse famille que de s'attacher comme fermier à une abbaye voisine.
Cette abbaye le rançonnait horriblement, et il venait de payer le droit de
mitre, c'est-à-dire l'impôt levé par le fisc impérial sur les communautés
religieuses à chaque mutation d'abbé. Cet impôt n'était jamais payé en
réalité que par les vassaux et tenanciers des biens ecclésiastiques, en
surplus de leurs redevances et menus suffrages. Les serviteurs de la ferme
étaient serfs, et ne s'estimaient pas plus malheureux que le chef qui les
employait. Le fermier du fisc était juif; et, renvoyé, de l'abbaye qu'il
tourmentait, aux cultivateurs qu'il tourmentait plus encore, il était
venu dans la matinée réclamer et toucher une somme qui était l'épargne
de plusieurs années. Entre les prêtres catholiques et les exacteurs
israélites, le pauvre agriculteur ne savait lesquels haïr et redouter le
plus.
«Voyez, Joseph, dit Consuelo à son compagnon; ne vous disais-je pas bien
que nous étions seuls riches en ce monde, nous qui ne payons pas d'impôt
sur nos voix, et qui ne travaillons que quand il nous plaît?»