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«Joseph, lui dit-elle, vous voyez que, dans mes imprudences, le ciel ne
m'abandonne pas, puisqu'il m'avait conduite auprès de vous. C'est lui qui
m'a fait vous rencontrer hier matin au bord de la fontaine où vous m'avez
donné votre pain, votre confiance et votre amitié; c'est lui encore qui a
placé, cette nuit, mon sommeil insouciant sous votre sauvegarde
fraternelle.»
Elle lui raconta en riant la mauvaise nuit qu'elle avait passée dans la
chambre commune avec la bruyante famille de la ferme, et combien elle
s'était sentie heureuse et tranquille au milieu des vaches.
«II est donc vrai, dit Joseph, que les animaux ont une habitation plus
agréable et des moeurs plus élégantes que l'homme qui les soigne!
--C'est à quoi je songeais tout en m'endormant sur cette crèche. Ces bêtes
ne me causaient ni frayeur ni dégoût, et je me reprochais d'avoir contracté
des habitudes tellement aristocratiques, que la société de mes semblables
et le contact de leur indigence me fussent devenus insupportables. D'où
vient cela, Joseph? Celui qui est né dans la misère devrait, lorsqu'il y
retombe, ne pas éprouver cette répugnance dédaigneuse à laquelle j'ai cédé.
Et quand le coeur ne s'est pas vicié dans l'atmosphère de la richesse,
pourquoi reste-t-on délicat d'habitudes, comme je l'ai été cette nuit en
fuyant la chaleur nauséabonde et la confusion bruyante de cette pauvre
couvée humaine?
--C'est que la propreté, l'air pur et le bon ordre domestique sont sans
doute des besoins légitimes et impérieux pour toutes les organisations
choisies, répondit Joseph. Quiconque est né artiste a le sentiment du beau
et du bien, l'antipathie du grossier et du laid. Et la misère est laide!
Je suis paysan, moi aussi, et mes parents m'ont donné le jour sous le
chaume; mais ils étaient artistes: notre maison, quoique pauvre et petite,
était propre et bien rangée. Il est vrai que notre pauvreté était voisine
de l'aisance, tandis que l'excessive privation ôte peut-être jusqu'au
sentiment du mieux.
--Pauvres gens! dit Consuelo. Si j'étais riche, je voudrais tout de suite
leur faire bâtir une maison; et si j'étais reine, je leur ôterais ces
impôts, ces moines et ces juifs qui les dévorent.
--Si vous étiez riche, vous n'y penseriez pas; et si vous étiez née reine,
vous ne le voudriez pas. Ainsi va le monde!
--Le monde va donc bien mal!
--Hélas oui! et sans la musique qui transporte l'âme dans un monde idéal,
il faudrait se tuer, quand on a le sentiment de ce qui se passe dans
celui-ci.
--Se tuer est fort commode, mais ne fait de bien qu'à soi. Joseph, il
faudrait devenir, riche et rester humain.
--Et comme cela ne paraît guère possible, il faudrait, du moins, que tous
les pauvres fussent artistes.
--Vous n'avez pas là une mauvaise idée, Joseph. Si les malheureux avaient
tous le sentiment et l'amour de l'art pour poétiser la souffrance et
embellir la misère, il n'y aurait plus ni malpropreté, ni découragement,
ni oubli de soi-même, et alors les riches ne se permettraient plus de
tant fouler et mépriser les misérables. On respecte toujours un peu les
artistes.