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qui suivirent ne lui firent plus sentir que la force du dévouement et de
l'amitié. Lorsque Consuelo voyait passer un nuage sur son front, et qu'elle
tâchait de l'écarter par de douces paroles:
«Ne vous inquiétez pas de moi, lui répondait-il. Si je suis condamné à
n'avoir pas d'amour pour ma femme, du moins j'aurai de l'amitié pour elle,
et l'amitié peut consoler de l'amour, je le sens mieux que vous ne croyez!»
LXIX.
Haydn n'eut jamais lieu de regretter ce voyage et les souffrances qu'il
avait combattues; car il y prit les meilleures leçons d'italien, et même
les meilleures notions de musique qu'il eût encore eues dans sa vie. Durant
les longues haltes qu'ils firent dans les beaux jours, sous les solitaires
ombrages du Boehmer-Wald, nos jeunes artistes se révélèrent l'un à l'autre
tout ce qu'ils possédaient d'intelligence et de génie. Quoique Joseph Haydn
eût une belle voix et sût en tirer grand parti comme choriste, quoiqu'il
jouât agréablement du violon et de plusieurs instruments, il comprit
bientôt, en écoutant chanter Consuelo, qu'elle lui était infiniment
supérieure comme virtuose, et qu'elle eût pu faire de lui un chanteur
habile sans l'aide du Porpora. Mais l'ambition et les facultés de Haydn ne
se bornaient pas à cette branche de l'art; et Consuelo, en le voyant si peu
avancé dans la pratique, tandis qu'en théorie il exprimait des idées si
élevées et si saines, lui dit un jour en souriant:
«Je ne sais pas si je fais bien de vous rattacher à l'étude du chant; car
si vous venez à vous passionner pour la profession de chanteur, vous
sacrifierez peut-être de plus hautes facultés qui sont en vous. Voyons
donc un peu vos compositions! Malgré mes longues et sévères études de
contre-point avec un aussi grand maître que le Porpora, ce que j'ai appris
ne me sert qu'à bien comprendre les créations du génie, et je n'aurai plus
le temps, quand même j'en aurais l'audace, de créer moi-même des oeuvres de
longue haleine; au lieu que si vous avez le génie créateur, vous devez
suivre cette route, et ne considérer le chant et l'étude des instruments
que comme vos moyens matériels.»
Depuis que Haydn avait rencontré Consuelo, il est bien vrai qu'il ne
songeait plus qu'à se faire chanteur. La suivre ou vivre auprès d'elle,
la retrouver partout dans sa vie nomade, tel était son rêve ardent
depuis quelques jours. Il fit donc difficulté de lui montrer son dernier
manuscrit, quoiqu'il l'eût avec lui, et qu'il eût achevé de l'écrire en
allant à Pilsen. Il craignait également et de lui sembler médiocre en ce
genre, et de lui montrer un talent qui la porterait à combattre son envie
de chanter. Il céda enfin, et, moitié de gré, moitié de force, se laissa
arracher le cahier mystérieux. C'était une petite sonate pour piano, qu'il
destinait à ses jeunes élèves. Consuelo commença par la lire des yeux, et
Joseph s'émerveilla de la lui voir saisir aussi parfaitement par une simple
lecture que si elle l'eût entendu exécuter. Ensuite elle lui fit essayer
divers passages sur le violon, et chanta elle-même ceux qui étaient
possibles pour la voix. J'ignore si Consuelo devina, d'après cette bluette,
le futur auteur de _la Création_ et de tant d'autres productions éminentes;
mais il est certain qu'elle pressentit un bon maître, et elle lui dit, en
lui rendant son manuscrit:
«Courage, Beppo! tu es un artiste distingué, et tu peux être un grand