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Ils prirent du sommeil pendant quelques heures, et après le repas et la
musique, ils repartirent, au coucher du soleil. Mais bientôt Consuelo,
quoiqu'elle eût baigné longtemps ses pieds délicats dans le cristal des
fontaines, à la manière des héroïnes de l'idylle, sentit ses talons se
déchirer sur les cailloux, et fut contrainte d'avouer qu'elle ne pouvait
faire son étape de nuit. Malheureusement le pays était tout à fait désert
de ce côté-là: pas une cabane, pas un moutier, pas un chalet sur le versant
de la Moldaw. Joseph était désespéré. La nuit était trop froide pour
permettre le repos en plein air. A une ouverture entre deux collines, ils
aperçurent enfin des lumières au bas du versant opposé. Cette vallée, où
ils descendirent, c'était la Bavière; mais la ville qu'ils apercevaient
était plus éloignée qu'ils ne l'avaient pensé: il semblait au désolé Joseph
qu'elle reculait à mesure qu'ils marchaient. Pour comble de malheur, le
temps se couvrait de tous côtés, et bientôt une pluie fine et froide se mit
à tomber. En peu d'instants elle obscurcit tellement l'atmosphère, que les
lumières disparurent, et que nos voyageurs, arrivés, non sans péril et sans
peine, au bas de la montagne, ne surent plus de quel côté se diriger.
Ils étaient cependant sur une route assez unie, et ils continuaient à s'y
traîner en la descendant toujours, lorsqu'ils entendirent le bruit d'une
voiture qui venait à leur rencontre. Joseph n'hésita pas à l'aborder pour
demander des indications sur le pays et sur la possibilité d'y trouver un
gîte.
«Qui va là? lui répondit une voix forte; et il entendit en même temps
claquer la batterie d'un pistolet: Éloignez-vous, ou je vous fais sauter
la tête!
--Nous ne sommes pas bien redoutables, répondit Joseph sans se déconcerter.
Voyez! nous sommes deux enfants, et nous ne demandons rien qu'un
renseignement.
--Eh mais! s'écria une autre voix, que Consuelo reconnut aussitôt pour
celle de l'honnête M. Mayer, ce sont mes petits drôles de ce matin; je
reconnais l'accent de l'aîné. Êtes-vous là aussi, le gondolier? ajouta-t-il
en vénitien et en appelant Consuelo.
--C'est moi, répondit-elle dans le même dialecte. Nous nous sommes égarés,
et nous vous demandons, mon bon Monsieur, où nous pourrons trouver un
palais ou une écurie pour nous retirer. Dites-le-nous, si vous le savez.
--Eh! mes pauvres enfants! reprit M. Mayer, vous êtes à deux grands milles
au moins de toute espèce d'habitation. Vous ne trouverez pas seulement un
chenil le long de ces montagnes. Mais j'ai pitié de vous: montez dans ma
voiture; je puis vous y donner deux places sans me gêner. Allons, point de
façons, montez!
--Monsieur, vous êtes mille fois trop bon, dit Consuelo, attendrie de
l'hospitalité de ce brave homme mais vous allez vers le nord, et nous vers
l'Autriche.
--Non, je vais à l'ouest. Dans une heure au plus je vous déposerai à
Biberek. Vous y passerez la nuit, et demain vous pourrez gagner l'Autriche.
Cela même abrégera votre route. Allons, décidez-vous, si vous ne trouvez
pas de plaisir à recevoir la pluie, et à nous retarder.
--Eh bien, courage et confiance!» dit Consuelo tout bas à Joseph; et ils
montèrent dans la voiture.