37603.fb2
--Si Monsieur est un maître, reprit Consuelo, il y a trop de distance
entre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pour
l'intéresser bien vivement.
--Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu'on ne
pense, dit Mayer; et il y a de très-grands maîtres, voire des maîtres de
chapelle des premiers souverains du monde, qui ont commencé par chanter
dans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures,
j'ai entendu partir d'un coin de la montagne, sur la rive gauche de la
Moldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avec
accompagnement de ritournelles agréables, et même savantes sur le violon!
Eh bien, cela m'est arrivé, tandis que je déjeunais sur un coteau avec mes
amis. Et cependant quand j'ai vu descendre de la colline les musiciens
qui venaient de me charmer, j'ai été fort surpris de trouver en eux deux
pauvres enfants, l'un vêtu en petit paysan, l'autre ... bien gentil, bien
simple, mais peu fortuné en apparence.... Ne soyez donc ni honteux ni
surpris de l'amitié que je vous témoigne, mes petits amis, et faites-moi
celle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes.
--Monsieur, maestro! s'écria Joseph tout joyeux et tout à fait gagné, je
veux boire à la vôtre. Oh! Vous êtes un véritable musicien, j'en suis
certain, puisque vous avez été enthousiasmé du talent de ... du signor
Bertoni, mon camarade.
--Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientée en lui
arrachant son verre; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien.
Nous n'avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vin
gâte la voix; vous devez donc nous encourager à rester sobres, au lieu de
chercher à nous débaucher.
--Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replaçant au milieu de
la table la carafe qu'il avait mise derrière lui. Oui, ménageons la voix,
c'est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre âge ne comporte, ami
Bertoni, et je suis bien aise d'avoir fait cette épreuve de vos bonnes
moeurs. Vous irez loin, je le vois à votre prudence autant qu'à votre
talent. Vous irez loin, et je veux avoir l'honneur et le mérite d'y
contribuer.»
Alors le prétendu professeur, se mettant à l'aise, et parlant avec un air
de bonté et de loyauté extrême, leur offrit de les emmener avec lui à
Dresde, où il leur procurerait les leçons du célèbre Hasse et la protection
Spéciale de la reine de Pologne, princesse électorale de Saxe.
Cette princesse, femme d'Auguste III, roi de Pologne, était précisément
élève du Porpora. C'était une rivalité de faveur entre ce maître et le
_Sassone_[1], auprès de la souveraine dilettante, qui avait été la première
cause de leur profonde inimitié. Lors même que Consuelo eût été disposée à
chercher fortune dans le nord de l'Allemagne, elle n'eût pas choisi pour
son début cette cour, où elle se serait trouvée en lutte avec l'école et la
coterie qui avaient triomphé de son maître. Elle en avait assez entendu
parler à ce dernier dans ses heures d'amertume et de ressentiment, pour
être, en tout état de choses, fort peu tentée de suivre le conseil du
professeur Mayer.
[Note 1: Surnom que les Italiens donnaient à Jean-Adolphe Hasse, qui était
Saxon.]