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laissé faire, dit le baron au comte. C'est égal, ajouta-t-il avec un grand
éclat de rire; l'idée de faire cadeau à Marie-Thérèse d'un grenadier de
Frédéric est la plus charmante du monde. Ce drôle, qui a envoyé des balles
aux houlans de l'impératrice, va en envoyer aux cadets du roi de Prusse!
Voilà des sujets bien fidèles, et des troupes bien choisies!
--Les souverains n'en sont pas plus mal servis. Ah ça, qu'allons-nous faire
de ces enfants?
--Nous pouvons dire comme le grenadier, répondit Consuelo, que, si vous
nous abandonnez ici, nous sommes perdus.
--Je ne crois pas, répondit le comte, qui mettait dans toutes ses paroles
une sorte d'ostentation chevaleresque, que nous vous ayons donné lieu
jusqu'ici de mettre en doute nos sentiments d'humanité. Nous allons vous
emmener jusqu'à ce que vous soyez assez loin d'ici pour ne plus rien
craindre. Mon domestique, que j'ai mis à pied, montera sur le siège de la
voiture, dit-il en s'adressant au baron; et il ajouta d'un ton plus bas:
--Ne préférez-vous pas la société de ces enfants à celle d'un valet qu'il
nous faudrait admettre dans la voiture, et devant lequel nous serions
obligés de nous contraindre davantage?
--Eh! sans doute, répondit le baron; des artistes, quelque pauvres qu'ils
soient, ne sont déplacés nulle part. Qui sait si celui qui vient de
retrouver son violon dans ces broussailles, et qui le remporte avec tant de
joie, n'est pas un Tartini en herbe? Allons, troubadour! dit-il à Joseph
qui venait effectivement de ressaisir son sac, son instrument et ses
manuscrits sur le champ de bataille, venez avec nous, et, à notre premier
gîte, vous nous chanterez ce glorieux combat où nous n'avons trouvé
personne à qui parler.
--Vous pouvez vous moquer de moi à votre aise, dit le comte lorsqu'ils
furent installés dans le fond de la voiture, et les jeunes gens vis-à-vis
d'eux (la berline roulait déjà rapidement vers l'Autriche), vous qui avez
abattu une pièce de ce gibier de potence.
--J'ai bien peur de ne l'avoir pas tué sur le coup, et de le retrouver
quelque jour à la porte du cabinet de Frédéric: je vous céderais donc cet
exploit de grand coeur.
--Moi qui n'ai même pas vu l'ennemi, reprit le comte, je vous l'envie
sincèrement, votre exploit; je prenais goût à l'aventure, et j'aurais eu
du plaisir à châtier ces drôles comme ils le méritent. Venir saisir des
déserteurs et lever des recrues jusque sur le territoire de la Bavière,
aujourd'hui l'alliée fidèle de Marie-Thérèse! c'est d'une insolence qui
n'a pas de nom!
--Ce serait un prétexte de guerre tout trouvé, si on n'était las de se
battre, et si le temps n'était à la paix pour le moment. Vous m'obligerez
donc, monsieur le comte, en n'ébruitant pas cette aventure, non-seulement
à cause de mon souverain, qui me saurait fort mauvais gré du rôle que j'y
ai joué, mais encore à cause de la mission dont je suis chargé auprès de
votre impératrice. Je la trouverais fort mal disposée à me recevoir, si je
l'abordais sous le coup d'une pareille impertinence de la part de mon
gouvernement.
--Ne craignez rien de moi, répondit le comte; vous savez que je ne suis pas
un sujet zélé, parce que je ne suis pas un courtisan ambitieux....