37603.fb2
dans un temps de prospérité, où ses réflexions n'avaient pas toujours
été aussi équitables et aussi sévères. Maintenant persécuté secrètement,
quoique en apparence il dût à la confiance du roi de remplir une mission
diplomatique importante auprès de Marie-Thérèse, il commençait à détester
son maître, et à laisser paraître ses sentiments avec trop d'abandon. Il
rapporta au comte les souffrances, l'esclavage et le désespoir de cette
nombreuse milice prussienne, précieuse à la guerre, mais si dangereuse
durant la paix, qu'on en était venu, pour la réduire, à un système de
terreur et de barbarie sans exemple. Il raconta l'épidémie de suicide qui
s'était répandue dans l'armée, et les crimes que commettaient des soldats,
honnêtes et dévots d'ailleurs, dans le seul but de se faire condamner à
mort pour échapper à l'horreur de la vie qu'on leur avait faite.
«Croiriez-vous, dit-il, que les rangs _surveillés_ sont ceux qu'on
recherche avec le plus d'ardeur? Il faut que vous sachiez que ces rangs
surveillés sont composés de recrues étrangères, d'hommes enlevés, ou de
jeunes gens de la nation prussienne, lesquels, au début d'une carrière
militaire qui ne doit finir qu'avec la vie, sont généralement en proie,
durant les premières années, au plus horrible découragement. On les divise
par rangs, et on les fait marcher, soit en paix, soit en guerre, devant une
rangée d'hommes plus soumis ou plus déterminés, qui ont la consigne de
tirer chacun sur celui qui marche devant lui, si ce dernier montre la
plus légère intention de fuir ou de résister. Si le rang chargé de cette
exécution la néglige, le rang placé derrière, qui est encore choisi parmi
de plus insensibles et de plus farouches ( car il y en a parmi les vieux
soldats endurcis et les volontaires, qui sont presque tous des scélérats),
ce troisième rang, dis-je, est chargé de tirer sur les deux premiers;
et ainsi de suite, si le troisième rang faiblit dans l'exécution. Ainsi,
chaque rang de l'armée a, dans la bataille l'ennemi en face et l'ennemi
sur ses talons, nulle part des semblables, des compagnons, ou des frères
d'armes. Partout la violence, la mort et l'épouvante! C'est avec cela, dit
le grand Frédéric, qu'on forme des soldats invincibles. Eh bien, une place
dans ces premiers rangs est enviée et recherchée par le jeune militaire
prussien; et sitôt qu'il y est placé, sans concevoir la moindre espérance
de salut, il se débande et jette ses armes, afin d'attirer sur lui les
balles de ses camarades. Ce mouvement de désespoir en sauve plusieurs, qui,
risquant le tout pour le tout, et bravant les plus insurmontables dangers,
parviennent à s'échapper, et souvent passent à l'ennemi. Le roi ne s'abuse
pas sur l'horreur que son joug de fer inspire à l'armée, et vous savez
peut-être son mot au duc de Brunswick, son neveu, qui assistait à une de
ses grandes revues, et ne se lassait pas d'admirer la belle tenue et les
superbes manoeuvres de ses troupes. «--La réunion et l'ensemble de tant de
beaux hommes vous surprend? lui dit Frédéric; et moi, il y a quelque chose
qui m'étonne bien davantage!--Quoi donc? dit le jeune duc.--C'est que nous
soyons en sûreté, vous et moi, au milieu d'eux, répondit le roi.»
«Baron, cher baron, reprit le comte Hoditz, ceci est le revers de la
médaille. Rien ne se fait miraculeusement chez les hommes. Comment Frédéric
serait-il le plus grand capitaine de son temps s'il avait la douceur des
colombes? Tenez! n'en parlez pas davantage. Vous m'obligeriez à prendre son
parti, moi son ennemi naturel, contre vous, son aide de camp et son favori.