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juger, répondit Trenk, de sa façon d'agir avec ses esclaves! Ne parlons
plus de lui, vous avez raison; car, en y songeant, il me prend une envie
diabolique de retourner dans le bois, et d'étrangler de mes mains ses zélés
pourvoyeurs de chair humaine, à qui j'ai fait grâce par une sotte et lâche
prudence.»
L'emportement généreux du baron plaisait à Consuelo; elle écoutait avec
intérêt ses peintures animées de la vie militaire en Prusse; et, ne sachant
pas qu'il entrait dans cette courageuse indignation un peu de dépit
personnel, elle y voyait l'indice d'un grand caractère. Il y avait de la
grandeur réelle néanmoins dans l'âme de Trenk. Ce beau et fier jeune homme
n'était pas né pour ramper. Il y avait bien de la différence, à cet égard,
entre lui et son ami improvisé en voyage, le riche et superbe Hoditz. Ce
dernier, ayant fait dans son enfance la terreur et le désespoir de ses
précepteurs, avait été enfin abandonné à lui-même; et quoiqu'il eût passé
l'âge des bruyantes incartades, il conservait dans ses manières et dans ses
propos quelque chose de puéril qui contrastait avec sa stature herculéenne
et son beau visage un peu flétri par quarante années pleines de fatigues et
de débauches. Il n'avait puisé l'instruction superficielle qu'il étalait
de temps en temps, que dans les romans, la philosophie à la mode, et la
fréquentation du théâtre. Il se piquait d'être artiste, et manquait de
discernement et de profondeur en cela comme en tout. Pourtant son grand
air, son affabilité exquise, ses idées fines et riantes, agirent bientôt
sur l'imagination du jeune Haydn, qui le préféra au baron, peut-être aussi
à cause de l'attention plus prononcée que Consuelo accordait à ce dernier.
Le baron, au contraire, avait fait de bonnes études; et si le prestige des
cours et l'effervescence de la jeunesse l'avaient souvent étourdi sur la
réalité et la valeur des grandeurs humaines, il avait conservé au fond de
l'âme cette indépendance de sentiments et cette équité de principes que
donnent les lectures sérieuses et les nobles instincts développés par
l'éducation. Son caractère altier avait pu s'engourdir sous les caresses et
les flatteries de la puissance; mais il n'avait pu plier assez pour qu'à la
moindre atteinte de l'injustice, il ne se relevât fougueux et brûlant. Le
beau page de Frédéric avait trempé ses lèvres à la coupe empoisonnée; mais
l'amour, un amour absolu, téméraire, exalté, était venu ranimer son audace
et sa persévérance. Frappé dans l'endroit le plus sensible de son coeur, il
avait relevé la tête, et bravait en face le tyran qui voulait le mettre à
genoux.
A l'époque de notre récit, il paraissait âgé d'une vingtaine d'années
tout au plus. Une forêt de cheveux bruns, dont il ne voulait pas faire le
sacrifice à la discipline puérile de Frédéric, ombrageait son large front.
Sa taille était superbe, ses yeux étincelants, sa moustache noire comme
l'ébène, sa main blanche comme l'albâtre, quoique forte comme celle d'un
athlète, et sa voix fraîche et mâle comme son visage, ses idées, et les
espérances de son amour. Consuelo songeait à cet amour mystérieux qu'il
avait à chaque instant sur les lèvres, et qu'elle ne trouvait plus ridicule
à mesure qu'elle observait, dans ses élans et ses réticences, le mélange
d'impétuosité naturelle et de méfiance trop fondée qui le mettait en guerre
continuelle avec lui-même et avec sa destinée. Elle éprouvait, en dépit
d'elle-même, une vive curiosité de connaître la dame des pensées d'un