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romanesques pour le triomphe de ces deux amants. Elle ne trouva point la
journée longue, comme elle s'y était attendue dans un gênant face à face
avec deux inconnus d'un rang si différent du sien. Elle avait pris à
Venise la notion, et à Riesenburg l'habitude de la politesse, des manières
Douces et des propos choisis qui sont le beau côté de ce qu'on appelait
exclusivement dans ce temps-là la bonne compagnie. Tout en se tenant sur la
réserve, et ne parlant pas, à moins d'être interpellée, elle se sentit donc
fort à l'aise, et fit ses réflexions intérieurement sur tout ce qu'elle
entendit. Ni le baron ni le comte ne parurent s'apercevoir de son
déguisement. Le premier ne faisait guère attention ni à elle ni à Joseph.
S'il leur adressait quelques mots, il continuait son propos en se
retournant vers le comte; et bientôt, tout en parlant avec entraînement, il
ne pensait plus même à celui-ci, et semblait converser avec ses propres
pensées, comme un esprit qui se nourrit de son propre feu. Quant au comte,
il était tour à tour grave comme un monarque, et sémillant comme une
marquise française. Il tirait des tablettes de sa poche, et prenait des
notes avec le sérieux d'un penseur ou d'un diplomate; puis il les relisait
en chantonnant, et Consuelo voyait que c'étaient de petits versiculets dans
un français galant et doucereux. Il les récitait parfois au baron, qui les
déclarait admirables sans les avoir écoutés. Quelquefois il consultait
Consuelo d'un air débonnaire, et lui demandait avec une fausse modestie:
«Comment trouvez-vous cela, mon petit ami? Vous comprenez le français,
n'est-ce pas?»
Consuelo, impatientée de cette feinte condescendance qui paraissait
chercher à l'éblouir, ne put résister à l'envie de relever deux ou trois
fautes qui se trouvaient dans un quatrain _à la beauté_. Sa mère lui avait
appris à bien phraser et à bien énoncer les langues qu'elle-même chantait
facilement et avec une certaine élégance. Consuelo, studieuse, et cherchant
dans tout l'harmonie, la mesure et la netteté que lui suggérait son
organisation musicale, avait trouvé dans les livres la clef et la règle de
ces langues diverses. Elle avait surtout examiné avec soin la prosodie,
en s'exerçant à traduire des poésies lyriques, et en ajustant des paroles
étrangères sur des airs nationaux, pour se rendre compte du rhythme et de
l'accent. Elle était ainsi parvenue à bien connaître les règles de la
versification dans plusieurs langues, et il ne lui fut pas difficile de
relever les erreurs du poëte morave.
Émerveillé de son savoir, mais ne pouvant se résoudre à douter du sien
propre, Hoditz consulta le baron, qui se porta compétent pour donner
gain de cause au petit musicien. De ce moment, le comte s'occupa d'elle
exclusivement, mais sans paraître se douter de son âge véritable ni de son
sexe. Il lui demanda seulement où _il_ avait été élevé, pour savoir si bien
les lois du Parnasse.
«A l'école gratuite des maîtrises de chant de Venise, répondit-elle
laconiquement.
--Il paraît que les études de ce pays-là sont plus fortes que celles de
l'Allemagne; et votre camarade, où a-t-il étudié?
--A la cathédrale de Vienne, répondit Joseph.
--Mes enfants, reprit le comte, je crois que vous avez tous deux beaucoup
d'intelligence et d'aptitude. A notre premier gîte, je veux vous examiner