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de ce pays-là ceux que vous voyez.
--Vous avez donc été en Moravie? à Roswald, peut-être?
-Aux environs, oui, monseigneur, répondit Consuelo avec malice, j'ai aperçu
de loin, et sans oser m'en approcher, votre superbe domaine, vos statues,
vos cascades, vos jardins, vos montagnes, que sais-je? des merveilles, un
palais de fées!
--Vous avez vu tout cela! s'écria le comte émerveillé de ne l'avoir pas su
plus tôt, et ne s'apercevant pas que Consuelo, lui ayant entendu décrire
pendant deux heures les délices de sa résidence, pouvait bien en faire la
description après lui, en sûreté de conscience. Oh! cela doit vous donner
envie d'y revenir! dit-il.
--J'en grille d'envie à présent que j'ai le bonheur de vous connaître,
répondit Consuelo, qui avait besoin de se venger de la lecture de son opéra
en se moquant de lui.»
Elle sauta légèrement de la barque sur laquelle on avait traversé le
fleuve, en s'écriant avec un accent germanique renforcé:
«O Passaw! je te salue!»
La berline les conduisit à la demeure d'un riche seigneur, ami du comte,
absent pour le moment, mais dont la maison leur était destinée pour
pied-à-terre. On les attendait, les serviteurs étaient en mouvement pour le
souper, qui leur fut servi promptement. Le comte, qui prenait un plaisir
extrême à la conversation de son petit musicien (c'est ainsi qu'il appelait
Consuelo), eût souhaité l'emmener à sa table; mais la crainte de faire une
inconvenance qui déplût au baron l'en empêcha. Consuelo et Joseph se
trouvèrent fort contents de manger à l'office, et ne firent nulle
difficulté de s'asseoir avec les valets. Haydn n'avait encore jamais été
traité plus honorablement chez les grands seigneurs qui l'avaient admis
à leurs fêtes; et, quoique le sentiment de l'art lui eût assez élevé le
coeur pour qu'il comprît l'outrage attaché à cette manière d'agir, il se
rappelait sans fausse honte que sa mère avait été cuisinière du comte
Harrach, seigneur de son village. Plus tard, et parvenu au développement
de son génie, Haydn ne devait pas être mieux apprécié comme homme par ses
protecteurs, quoiqu'il le fût de toute l'Europe comme artiste. Il a passé
vingt-cinq ans au service du prince Esterhazy; et quand nous disons au
service, nous ne voulons pas dire que ce fût comme musicien seulement.
Paër l'a vu, une serviette au bras et l'épée au côté, se tenir derrière
La chaise de son maître, et remplir les fonctions de maître d'hôtel,
c'est-à-dire de premier valet, selon l'usage du temps et du pays.
Consuelo n'avait point mangé avec les domestiques depuis les voyages de son
enfance avec sa mère la Zingara. Elle s'amusa beaucoup des grands airs de
ces laquais de bonne maison, qui se trouvaient humiliés de la compagnie de
deux petits bateleurs, et qui, tout en les plaçant à part à une extrémité
de la table, leur servirent les plus mauvais morceaux. L'appétit et leur
sobriété naturelle les leur firent trouver excellents; et leur air enjoué
ayant désarmé ces âmes hautaines, on les pria de faire de la musique pour
égayer le dessert de messieurs les laquais. Joseph se vengea de leurs
dédains en leur jouant du violon avec beaucoup d'obligeance; et Consuelo
elle-même, ne se ressentant presque plus de l'agitation et des souffrances
de la matinée, commençait à chanter, lorsqu'on vint leur dire que le comte