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vieux nautonier, qui était passionné pour la musique comme tout prolétaire
allemand. Il leur chanta aussi des airs auxquels ils trouvèrent une
physionomie aquatique, et que Consuelo apprit de lui, ainsi que les
paroles. Ils achevèrent de gagner son coeur en le régalant de leur mieux au
premier abordage où ils firent leurs provisions de bouche pour la journée,
et cette journée fut la plus paisible et la plus agréable qu'ils eussent
encore passée depuis le commencement de leur voyage.
«Excellent baron de Trenk! disait Joseph en échangeant contre de la monnaie
une des brillantes pièces d'or que ce seigneur lui avait données: c'est à
lui que je dois de pouvoir soustraire enfin la divine Porporina à la
fatigue, à la famine, aux dangers, à tous les maux que la misère traîne à
sa suite. Je ne l'aimais pourtant pas d'abord, ce noble et bienveillant
baron!
--Oui, dit Consuelo, vous lui préfériez le comte. Je suis heureuse
maintenant que celui-ci se soit borné à des promesses, et qu'il n'ait pas
souillé nos mains de ses bienfaits.
--Après tout, nous ne lui devons rien, reprenait Joseph. Qui a eu le
premier la pensée et la résolution de combattre les recruteurs? c'est le
baron; le comte ne s'en souciait pas, et n'y allait que par complaisance et
par ton. Qui a couru des risques et reçu une balle dans son chapeau, bien
près du crâne? encore le baron! Qui a blessé, et peut-être tué l'infâme
Pistola? le baron! Qui a sauvé le déserteur, à ses dépens peut-être, et en
s'exposant à la colère d'un maître terrible? Enfin, qui vous a respectée,
et n'a pas fait semblant de reconnaître votre sexe? qui a compris la beauté
de vos airs italiens, et le goût de votre manière?
--Et le génie de maître Joseph Haydn? ajouta Consuelo en souriant; le
baron, toujours le baron!
--Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation; et il
est bien heureux peut-être, pour un noble et cher absent dont j'ai entendu
parler, que la déclaration d'amour à la divine Porporina soit venue du
comte ridicule, au lieu d'être faite par le brave et séduisant baron.
--Beppo! répondit Consuelo avec un sourire mélancolique, les absents n'ont
tort que dans les coeurs ingrats et lâches. Voilà pourquoi le baron, qui
est généreux et sincère, et qui est amoureux d'une mystérieuse beauté, ne
pouvait pas songer à me faire la cour. Je vous le demande à vous-même:
sacrifieriez-vous aussi facilement l'amour de votre fiancée et la fidélité
de votre coeur au premier caprice venu?»
Beppo soupira profondément.
«Vous ne pouvez être pour personne le _premier caprice venu_, dit-il,
et... le baron pourrait être fort excusable d'avoir oublié toutes ses
amours passées et présentes en vous voyant.
--Vous devenez galant et doucereux, Beppo! je vois que vous avez profité
dans la société de M. le comte; mais puissiez-vous ne jamais épouser une
margrave, et ne pas apprendre comment on traite l'amour quand on a fait un
mariage d'argent!»
Arrivés le soir à Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans souci
du lendemain. Dès que Joseph fut éveillé, il courut acheter des chaussures,
du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine pour lui, et
surtout pour Consuelo, qui put se faire brave et _beau_, comme elle le