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je trouvasse à me remarier, l'incertitude de son sort et l'amitié que
je lui conservais ne me permirent pas d'y songer. Oh! que j'en fus bien
récompensée, mes enfants! L'année dernière, on frappe un soir à ma porte;
j'ouvre, et je tombe à genoux en voyant mon mari devant moi. Mais dans quel
état, bon Dieu! Il avait l'air d'un fantôme. Il était desséché, jaune,
l'oeil hagard, les cheveux hérissés par les glaçons, les pieds en sang,
ses pauvres pieds tout nus qui venaient de faire je ne sais combien de
cinquantaines de milles par les chemins les plus affreux et l'hiver le plus
cruel! Mais il était si heureux de retrouver sa femme et sa pauvre petite
fille, que bientôt il reprit le courage, la santé, son travail et sa bonne
mine. Il me raconta qu'il avait été enlevé par des brigands qui l'avaient
mené bien loin, jusque auprès de la mer, et qui l'avaient vendu au roi de
Prusse pour en faire un soldat. Il avait vécu trois ans dans le plus triste
de tous les pays, faisant un métier bien rude, et recevant des coups du
matin au soir. Enfin, il avait réussi à s'échapper, à déserter, mes bons
enfants! En se battant comme un désespéré contre ceux qui le poursuivaient,
il en avait tué un, il avait crevé un oeil à l'autre d'un coup de pierre;
enfin, il avait marché jour et nuit, se cachant dans les marais, dans les
bois, comme une bête sauvage; il avait traversé la Saxe et la Bohême, et
il était sauvé, il m'était rendu! Ah! Que nous fûmes heureux pendant tout
l'hiver, malgré notre pauvreté et la rigueur de la saison! Nous n'avions
qu'une inquiétude; c'était de voir reparaître dans nos environs ces oiseaux
de proie qui avaient été la cause de tous nos maux. Nous faisions le projet
d'aller à Vienne, de nous présenter à l'impératrice, de lui raconter nos
malheurs, afin d'obtenir sa protection, du service militaire pour mon mari,
et quelque subsistance pour moi et mon enfant; mais je tombai malade par
suite de la révolution que j'avais éprouvée en revoyant mon pauvre Karl, et
nous fûmes forcés de passer tout l'hiver et tout l'été dans nos montagnes,
attendant toujours le moment où je pourrais entreprendre le voyage, nous
tenant toujours sur nos gardes, et ne dormant jamais que d'un oeil. Enfin,
ce bienheureux moment était venu; je me sentais assez forte pour marcher,
et ma petite fille, qui était souffrante aussi, devait faire le voyage dans
les bras de son père. Mais notre mauvais destin nous attendait à la sortie
des montagnes. Nous marchions tranquillement et lentement au bord d'un
chemin peu fréquenté, sans faire attention à une voiture qui, depuis un
quart d'heure, montait lentement le même chemin que nous. Tout à coup la
voiture s'arrête, et trois hommes en descendent. «Est-ce bien lui? s'écrie
l'un.--Oui! répond l'autre qui était borgne; c'est bien lui! sus! sus!»
Mon mari se retourne à ces paroles, et me dit: «Ah! ce sont les Prussiens!
voilà le borgne que j'ai fait! Je le reconnais!--Cours! cours! lui dis-je,
sauve-toi.» Il commençait à s'enfuir, lorsqu'un de ces hommes abominables
s'élance sur moi, me renverse, place un pistolet sur ma tête et sur celle
de mon enfant. Sans cette idée diabolique, mon mari était sauvé; car il
courait mieux que ces bandits, et il avait de l'avance sur eux. Mais au
cri qui m'échappa en voyant ma fille sous la gueule du pistolet, Karl se
retourne, fait de grands cris pour arrêter le coup, et revient sur ses pas.
Quand le scélérat qui tenait son pied sur mon corps vit Karl à portée:
«Rends-toi! lui cria-t-il, ou je les tue! Fais un pas de plus pour te
sauver, et c'est fait!--Je me rends, je me rends; me voilà!» répond mon