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d'impatience. Est-ce que tu n'as pas mille choses à me dire? Tu t'ennuyais
là-bas? ou bien les Rudolstadt ont été mal pour toi? Oui, eux aussi sont
capables de t'avoir blessée et tourmentée! Dieu sait que c'étaient les
seules personnes de l'univers en qui j'avais encore foi: mais Dieu sait
aussi que tous les hommes sont capables de tout ce qui est mal!
--Ne dites pas cela, mon ami, répondit Consuelo. Les Rudolstadt sont des
anges, et je ne devrais parler d'eux qu'à genoux; mais j'ai dû les quitter,
j'ai dû les fuir, et même sans les prévenir, sans leur dire adieu.
--Qu'est-ce à dire? Est-ce toi qui as quelque chose à te reprocher envers
eux? Me faudrait-il rougir de toi, et me reprocher de t'avoir envoyée chez
ces braves gens?
--Oh, non! non, Dieu merci, maître! Je n'ai rien à me reprocher, et vous
n'avez point à rougir de moi.
--Alors, qu'est-ce donc?»
Consuelo, qui savait combien il fallait faire au Porpora les réponses
courtes et promptes lorsqu'il donnait son attention à la connaissance
d'un fait ou d'une idée, lui annonça, en peu de mots, que le comte Albert
voulait l'épouser, et qu'elle n'avait pu se décider à lui rien promettre
avant d'avoir consulté son père adoptif.
Le Porpora fit une grimace de colère et d'ironie.
«Le comte Albert! s'écria-t-il, l'héritier des Rudolstadt, le descendant
des rois de Bohême, le seigneur de Riesenburg! il a voulu t'épouser, toi,
petite Égyptienne? toi, la laideron de la Scuola, la fille sans père, la
comédienne sans argent et sans engagement? toi, qui as demandé l'aumône,
pieds nus, dans les carrefours de Venise?
--Moi! votre élève! moi, votre fille adoptive! oui, moi, la Porporina!
répondit Consuelo avec un orgueil tranquille et doux.
--Belle illustration et brillante condition! En effet, reprit le maestro
avec amertume, j'avais oublié celles-là dans la nomenclature. La dernière
et l'unique élève d'un maître sans école, l'héritière future de ses
guenilles et de sa honte, la continuatrice d'un nom qui est déjà effacé de
la mémoire des hommes! il y a de quoi se vanter, et voilà de quoi rendre
fous les fils des plus illustres familles!
--Apparemment, maître, dit Consuelo avec un sourire mélancolique et
caressant, que nous ne sommes pas encore tombés si bas dans l'estime des
hommes de bien qu'il vous plaît de le croire; car il est certain que le
comte veut m'épouser, et que je viens ici vous demander votre agrément pour
y consentir, ou votre protection pour m'en défendre.
--Consuelo, répondit le Porpora d'un ton froid et sévère, je n'aime point
ces sottises-là. Vous devriez savoir que je hais les romans de pensionnaire
ou les aventures de coquette. Jamais je ne vous aurais crue capable de
vous mettre en tête pareilles billevesées, et je suis vraiment honteux pour
vous d'entendre de telles choses. Il est possible que le jeune comte de
Rudolstadt ait pris pour vous une fantaisie, et que, dans l'ennui de la
solitude, ou dans l'enthousiasme de la musique, il vous ait fait deux
doigts de cour; mais comment avez-vous été assez impertinente pour prendre
l'affaire au sérieux, et pour vous donner, par cette feinte ridicule, les
airs d'une princesse de roman? Vous me faites pitié; et si le vieux comte,
si la chanoinesse, si la baronne Amélie sont informés de vos prétentions,