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Consuelo savait qu'il ne fallait pas contredire le Porpora lorsqu'il était
en train de déclamer, ni l'interrompre au milieu d'un sermon. Elle le
laissa exhaler son indignation, et quand il lui eut dit tout ce qu'il put
imaginer de plus blessant et de plus injuste, elle lui raconta de point
en point, avec l'accent de la vérité et la plus scrupuleuse exactitude,
tout ce qui s'était passé au château des Géants, entre elle, le comte
Albert, le comte Christian, Amélie, la chanoinesse et Anzoleto. Le Porpora,
qui, après avoir donné un libre cours à son besoin d'emportement et
d'invectives, savait, lui aussi, écouter et comprendre, prêta la plus
sérieuse attention à son récit; et quand elle eut fini, il lui adressa
encore plusieurs questions pour s'enquérir de nouveaux détails et pénétrer
complétement dans la vie intime et dans les sentiments de toute la famille.
«Alors!... lui dit-il enfin, tu as bien agi, Consuelo. Tu as été sage, tu
as été digne, tu as été forte comme je devais l'attendre de toi. C'est
bien. Le ciel t'a protégée, et il te récompensera en te délivrant une fois
pour toutes de cet infâme Anzoleto. Quant au jeune comte, tu n'y dois pas
penser. Je te le défends. Un pareil sort ne te convient pas. Jamais le
comte Christian ne te permettra de redevenir artiste, sois assurée de cela.
Je connais mieux que toi l'orgueil indomptable des nobles. Or, à moins que
tu ne te fasses à cet égard des illusions que je trouverais puériles et
insensées, je ne pense pas que tu hésites un instant entre la fortune des
grands et celle des enfants de l'art... Qu'en penses-tu?... Réponds-moi
donc! Par le corps de Bacchus, on dirait que tu ne m'entends pas!
--Je vous entends fort bien, mon maître, et je vois que vous n'avez rien
compris à tout ce que je vous ai dit.
--Comment, je n'ai rien compris! Je ne comprends plus rien, n'est-ce pas?»
Et les petits yeux noirs du maestro retrouvèrent le feu de la colère.
Consuelo, qui connaissait son Porpora sur le bout de son doigt, vit qu'il
fallait lui tenir tête, si elle voulait se faire écouter de nouveau.
«Non, Vous ne m'avez pas comprise, répliqua-t-elle avec assurance; car
vous me supposez des velléités d'ambition très-différentes de celles que
j'ai. Je n'envie pas la fortune des grands, soyez-en persuadé; et ne me
dites jamais, mon maître, que je la fais entrer pour quelque chose dans mes
irrésolutions. Je méprise les avantages qu'on n'acquiert pas par son propre
mérite, vous m'avez élevée dans ce principe, et je n'y saurais déroger.
Mais il y a bien dans la vie quelque autre chose que l'argent et la vanité,
et ce quelque chose est assez précieux pour contre-balancer les enivrements
de la gloire et les joies de la vie d'artiste. C'est l'amour d'un homme
comme Albert, c'est le bonheur domestique, ce sont les joies de la famille.
Le public est un maître capricieux, ingrat et tyrannique. Un noble époux
est un ami, un soutien, un autre soi-même. Si j'arrivais à aimer Albert
comme il m'aime, je ne penserais plus à la gloire, et probablement je
serais plus heureuse.
--Quel sot langage est-ce là? s'écria le maestro. Êtes-vous devenue folle?
Donnez-vous dans la sentimentalité allemande? Bon Dieu! dans quel mépris de
l'art vous êtes tombée, madame la comtesse! Vous venez de me raconter que
votre Albert, comme vous vous permettez de l'appeler, vous faisait plus de
peur que d'envie; que vous vous sentiez mourir de froid et de crainte à ses
côtés, et mille autres choses que j'ai très-bien entendues et comprises, ne