37603.fb2
pas les comprendre. Elle eût craint de paraître lui demander le secret, et
quelles que pussent être les suites de leur rencontre, elle était trop
fière pour ne pas les affronter tranquillement.
Elle fut distraite de cet incident par la figure d'un vieillard à l'air
Dur et hautain, qui montrait cependant beaucoup d'empressement à lier
conversation avec le Porpora; mais celui-ci, fidèle à sa mauvaise humeur,
lui répondait à peine, et à chaque instant faisait un effort et cherchait
un prétexte pour se débarrasser de lui.
«Celui-ci, dit Wilhelmine, qui n'était pas fâchée de faire à Consuelo la
liste des célébrités qui ornaient son salon, c'est un maître illustre,
c'est le Buononcini. Il arrive de Paris, où il a joué lui-même une partie
de violoncelle dans un motet de sa composition en présence du roi; vous
savez que c'est lui qui a fait fureur si longtemps à Londres, et qui, après
une lutte obstinée de théâtre à théâtre contre Haendel, a fini par vaincre
ce dernier dans l'opéra.
--Ne dites pas cela, signora, dit avec vivacité le Porpora qui venait de
se débarrasser du Buononcini, et, qui, se rapprochant des deux femmes,
avait entendu les dernières paroles de Wilhelmine; oh! ne dites pas un
pareil blasphème! Personne n'a vaincu Haendel, personne ne le vaincra.
Je connais mon Haendel, et vous ne le connaissez pas encore. C'est le
premier d'entre nous, et je le confesse, quoique j'aie eu l'audace de
lutter aussi contre lui dans des jours de folle jeunesse; j'ai été écrasé,
cela devait être, cela est juste. Buononcini, plus heureux, mais non
plus modeste ni plus habile que moi, a triomphé aux yeux des sots et aux
oreilles des barbares. Ne croyez donc pas ceux qui vous parlent de ce
triomphe-là; ce sera l'éternel ridicule de mon confrère Buononcini, et
l'Angleterre rougira un jour d'avoir préféré ses opéras à ceux d'un génie,
d'un géant tel que Haendel. La mode, la _fashion_, comme ils disent là-bas,
le mauvais goût, l'emplacement favorable du théâtre, une coterie, des
intrigues et, plus que tout cela, le talent de prodigieux chanteurs que
le Buononcini avait pour interprètes, l'ont emporté en apparence. Mais
Haendel prend dans la musique sacrée une revanche formidable... Et, quant à
M. Buononcini, je n'en fais pas grand cas. Je n'aime pas les escamoteurs,
et je dis qu'il a escamoté son succès dans l'opéra tout aussi légitimement
que dans la cantate.»
Le Porpora faisait allusion à un vol scandaleux qui avait mis en émoi tout
le monde musical; le Buononcini s'étant attribué en Angleterre la gloire
d'une composition que Lotti avait faite trente ans auparavant, et qu'il
avait réussi à prouver sienne d'une manière éclatante, après un long débat
avec l'effronté maestro. La Wilhelmine essaya de défendre le Buononcini,
et cette contradiction ayant enflammé la bile du Porpora:
«Je vous dis, je vous soutiens, s'écria-t-il sans se soucier d'être entendu
de Buononcini, que Haendel est supérieur, même dans l'opéra, à tous les
hommes du passé et du présent. Je veux vous le prouver sur l'heure.
Consuelo, mets-toi au piano, et chante-nous l'air que je te désignerai.
--Je meurs d'envie d'entendre l'admirable Porporina, reprit la Wilhelmine;
mais je vous supplie, qu'elle ne débute pas ici, en présence du Buononcini
et de M. Holzbaüer, par du Haendel. Ils ne pourraient être flattés d'un
pareil choix...