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pouvait trouver place pour les siennes; enfin ils se gênaient l'un l'autre.
Aucun salon n'était assez vaste, aucun auditoire assez attentif, pour
contenir et contenter deux hommes dévorés d'une telle _approbativité_
(style phrénologique de nos jours).
Une troisième raison empêcha le comte Hoditz d'aller regarder et
reconnaître son Bertoni de Passaw: c'est qu'il ne l'avait presque pas
regardé à Passaw, et qu'il eût eu bien de la peine à le reconnaître ainsi
transformé. Il avait vu une petite fille _assez bien faite_, comme on
disait alors pour exprimer une personne passable; il avait entendu une
jolie voix fraîche et facile; il avait pressenti une intelligence assez
éducable; il n'avait senti et deviné rien de plus, et il ne lui fallait
rien de plus pour son théâtre de Roswald. Riche, il était habitué à acheter
sans trop d'examen et sans débat parcimonieux tout ce qui se trouvait à sa
convenance. Il avait voulu acheter le talent et la personne de Consuelo
comme nous achetons un couteau à Châtellerault et de la verroterie à
Venise. Le marché ne s'était pas conclu, et, comme il n'avait pas eu un
instant d'amour pour elle, il n'avait pas eu un instant de regret. Le dépit
avait bien un peu troublé la sérénité de son réveil à Passaw; mais les gens
qui s'estiment beaucoup ne souffrent pas longtemps d'un échec de ce genre.
Ils l'oublient vite; le monde n'est-il pas à eux, surtout quand ils sont
riches? Une aventure manquée, cent de retrouvées! s'était dit le noble
comte. Il chuchota avec la Wilhelmine durant le dernier morceau que chanta
Consuelo, et, s'apercevant que le Porpora lui lançait des regards furieux,
il sortit bientôt sans avoir trouvé aucun plaisir parmi ces musiciens
pédants et mal appris.
LXXXV.
Le premier mouvement de Consuelo, en rentrant dans la chambre, fut
d'écrire à Albert; mais elle s'aperçut bientôt que cela n'était pas aussi
facile à faire qu'elle se l'était imaginé. Dans un premier brouillon, elle
commençait à lui raconter tous les incidents de son voyage, lorsque la
crainte lui vint de l'émouvoir trop violemment par la peinture des fatigues
et des dangers qu'elle lui mettait sous les yeux. Elle se rappelait
l'espèce de fureur délirante qui s'était emparée de lui lorsqu'elle lui
avait raconté dans le souterrain les terreurs qu'elle venait d'affronter
pour arriver jusqu'à lui. Elle déchira donc cette lettre, et, pensant
qu'à une âme aussi profonde et à une organisation aussi impressionnable
il fallait la manifestation d'une idée dominante et d'un sentiment unique,
elle résolut de lui épargner tout le détail émouvant de la réalité, pour
ne lui exprimer, en peu de mots, que l'affection promise et la fidélité
jurée. Mais ce peu de mots ne pouvait être vague; s'il n'était pas
complétement affirmatif, il ferait naître des angoisses et des craintes
affreuses. Comment pouvait-elle affirmer qu'elle avait enfin reconnu
en elle-même l'existence de cet amour absolu et de cette résolution
inébranlable dont Albert avait besoin pour exister en l'attendant? La
sincérité, l'honneur de Consuelo, ne pouvaient se plier à une demi-vérité.
En interrogeant sévèrement son coeur et sa conscience, elle y trouvait bien
la force et le calme de la victoire remportée sur Anzoleto. Elle y trouvait
bien aussi, au point de vue de l'amour et de l'enthousiasme, la plus
complète indifférence pour tout autre homme qu'Albert; mais cette sorte