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toujours le même sentiment qu'elle avait éprouvé auprès de lui. Il ne
suffisait pas que le souvenir d'Anzoleto fût vaincu, que sa présence fût
écartée, pour que le comte Albert devînt l'objet d'une passion violente
dans le coeur de cette jeune fille. Il ne dépendait pas d'elle de se
rappeler sans effroi la maladie mentale du pauvre Albert, la triste
solennité du château des Géants, les répugnances aristocratiques de la
chanoinesse, le meurtre de Zdenko, la grotte lugubre de Schreckenstein,
enfin toute cette vie sombre et bizarre qu'elle avait comme rêvée en
Bohême; car, après avoir humé le grand air du vagabondage sur les cimes
du Boehmerwald, et en se retrouvant en pleine musique auprès du Porpora,
Consuelo ne se représentait déjà plus la Bohême que comme un cauchemar.
Quoiqu'elle eût résisté aux sauvages aphorismes artistiques du Porpora,
elle se voyait retombée dans une existence si bien appropriée à son
éducation, à ses facultés, et à ses habitudes d'esprit, qu'elle ne
concevait plus la possibilité de se transformer en châtelaine de
Riesenburg. Que pouvait-elle donc annoncer à Albert? que pouvait-elle
lui promettre et lui affirmer de nouveau? N'était-elle pas dans les mêmes
irrésolutions, dans le même effroi qu'à son départ du château? Si elle
était venue se réfugier à Vienne plutôt qu'ailleurs, c'est qu'elle y était
sous la protection de la seule autorité légitime qu'elle eût à reconnaître
dans sa vie. Le Porpora était son bienfaiteur, son père, son appui et son
maître dans l'acception la plus religieuse du mot. Près de lui, elle ne
se sentait plus orpheline; et elle ne se reconnaissait plus le droit de
disposer d'elle-même suivant la seule inspiration de son coeur ou de sa
raison. Or, le Porpora blâmait, raillait, et repoussait avec énergie
l'idée d'un mariage qu'il regardait comme le meurtre d'un génie, comme
l'immolation d'une grande destinée à la fantaisie d'un dévouement
romanesque. A Riesenburg aussi, il y avait un vieillard généreux, noble
et tendre, qui s'offrait pour père à Consuelo; mais change-t-on de père
suivant les besoins de sa situation? Et quand le Porpora disait non,
Consuelo pouvait-elle accepter le oui du comte Christian? Cela ne se devait
ni ne se pouvait, et il fallait attendre ce que prononcerait le Porpora
lorsqu'il aurait mieux examiné les faits et les sentiments. Mais, en
attendant cette confirmation ou cette transformation de son jugement,
que dire au malheureux Albert pour lui faire prendre patience en lui
laissant l'espoir? Avouer la première bourrasque de mécontentement du
Porpora, c'était bouleverser toute la sécurité d'Albert; la lui cacher,
c'était le tromper, et Consuelo ne voulait pas dissimuler avec lui. La vie
de ce noble jeune homme eût-elle dépendu d'un mensonge, Consuelo n'eût pas
fait ce mensonge. Il est des êtres qu'on respecte trop pour les tromper,
même en les sauvant.
Elle recommença donc, et déchira vingt commencements de lettre, sans
pouvoir se décider à en continuer une seule. De quelque façon qu'elle s'y
prît, au troisième mot, elle tombait toujours dans une assertion téméraire
ou dans une dubitation qui pouvait avoir de funestes effets. Elle se mit
au lit, accablée de lassitude, de chagrin et d'anxiétés, et elle y souffrit
longtemps du froid et de l'insomnie, sans pouvoir s'arrêter à aucune
résolution, à aucune conception nette de son avenir et de sa destinée.
Elle finit par s'endormir, et resta assez tard au lit pour que le Porpora,