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Votre Seigneurie doit s'amuser de ce qui lui arrive de singulier et
d'avantageux dans ce moment-ci.--Que lui arrive-t-il donc? Je l'ignore
absolument.--Eh! il n'y a rien de plus comique et de plus intéressant
à la fois.--Il s'est fait valet de chambre.--Comment, lui, valet? Fi,
quelle dégradation! quel malheur pour un pareil talent! Il est donc
bien misérable? Je veux le secourir.--Il ne s'agit pas de cela, Seigneurie,
répondais-je; c'est l'amour de l'art qui lui a fait prendre cette
singulière résolution. Il voulait à toute force avoir des leçons de
l'illustre maître Porpora...--Ah! oui, je sais cela, et le Porpora refusait
de l'entendre et de l'admettre. C'est un homme de génie bien quinteux
et bien morose.--C'est un grand homme, un grand coeur, répondais-je
conformément aux intentions de la signora Consuelo, qui ne veut pas que
son maître soit raillé et blâmé dans tout ceci. Soyez sûr, ajoutais-je,
qu'il reconnaîtra bientôt la grande capacité du petit Haydn, et qu'il
lui donnera tous ses soins: mais, pour ne pas irriter sa mélancolie, et
pour s'introduire auprès de lui sans l'effaroucher, Joseph n'a rien trouvé
de plus ingénieux que d'entrer à son service comme valet, et de feindre la
plus complète ignorance en musique.--L'idée est touchante, charmante, me
répondait-on tout attendri; c'est l'héroïsme d'un véritable artiste; mais
il faut qu'il se dépêche d'obtenir les bonnes grâces du Porpora avant qu'il
soit reconnu et signalé à ce dernier comme un artiste déjà remarquable; car
le jeune Haydn est déjà aimé et protégé de quelques personnes, lesquelles
fréquentent précisément ce Porpora.--Ces personnes, disais-je alors d'un
air insinuant, sont trop généreuses, trop grandes, pour ne pas garder
à Joseph son petit secret tant qu'il sera nécessaire, et pour ne pas
feindre un peu avec le Porpora afin de lui conserver sa confiance.--Oh!
s'écriait-on alors, ce ne sera certainement pas moi qui trahirai le bon,
l'habile musicien Joseph! vous pouvez lui en donner ma parole, et défense
sera faite à mes gens de laisser échapper un mot imprudent aux oreilles du
maestro.» Alors on me renvoyait avec un petit présent ou une commande de
graisse d'ours, et, quant à monsieur le secrétaire d'ambassade, il s'est
vivement intéressé à l'aventure et m'a promis d'en régaler monseigneur
Corner à son déjeuner, afin que lui, qui aime Joseph particulièrement,
se tienne tout le premier sur ses gardes vis-à-vis du Porpora. Voilà ma
mission diplomatique remplie. Êtes-vous contente, signora?
--Si j'étais reine, je vous nommerais ambassadeur sur-le-champ, répondit
Consuelo. Mais j'aperçois dans la rue le maître qui revient. Sauvez-vous,
cher Keller, qu'il ne vous voie pas!
--Et pourquoi me sauverais-je, Signora! Je vais me mettre à vous coiffer,
et vous serez censée avoir envoyé chercher le premier perruquier venu par
votre valet Joseph.
--Il a plus d'esprit cent fois que nous, dit Consuelo à Joseph;» et elle
abandonna sa noire chevelure aux mains légères de Keller, tandis que Joseph
reprenait son plumeau et son tablier, et que le Porpora montait pesamment
l'escalier en fredonnant une phrase de son futur opéra.
LXXXVI.
Comme il était naturellement fort distrait, le Porpora, en embrassant au
front sa fille adoptive, ne remarqua pas seulement Keller qui la tenait
par les cheveux, et se mit à chercher dans sa musique le fragment écrit