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--Maître, tu n'as pas déjeuné! reprit Consuelo, qui se permettait
quelquefois de tutoyer le Porpora avec la familiarité vénitienne.
--Ah! je vois bien que le diable est entré dans ma maison. Elle ne me
laissera pas tranquille! Allons, viens ici, et chante-moi cette phrase.
Attention, je te prie.»
Consuelo s'approcha du clavecin et chanta la phrase, tandis que Keller,
qui était un dilettante renforcé, restait à l'autre bout de la chambre,
le peigne à la main et la bouche entr'ouverte. Le maestro, qui n'était
pas content de sa phrase, se la fit répéter trente fois de suite, tantôt
faisant appuyer sur certaines notes, tantôt sur certaines autres, cherchant
la nuance qu'il rêvait avec une obstination que pouvaient seules égaler la
patience et la soumission de Consuelo. Pendant ce temps, Joseph, sur un
signe de cette dernière, avait été chercher le chocolat qu'elle avait
préparé elle-même pendant les courses de Keller. Il l'apporta, et, devinant
les intentions de son amie, il le posa doucement sur le pupitre sans
éveiller l'attention du maître, qui, au bout d'un instant, le prit
machinalement, le versa dans la tasse, et l'avala avec grand appétit.
Une seconde tasse fut apportée et avalée de même avec renfort de pain et
de beurre, et Consuelo, qui était un peu taquine, lui dit en le voyant
manger avec plaisir: «Je le savais bien, maître, que tu n'avais pas
déjeuné.
--C'est vrai! répondit-il sans humeur; je crois que je l'avais oublié;
cela m'arrive souvent quand je compose, et je ne m'en aperçois que dans
la journée, quand j'éprouve des tiraillements d'estomac et des spasmes.
--Et alors, tu bois de l'eau-de-vie, maître?
--Qui t'a dit cela, petite sotte?
--J'ai trouvé la bouteille.
--Eh bien, que t'importe? Ne vas-tu pas m'interdire l'eau-de-vie?
--Oui, je te l'interdirai! Tu étais sobre à Venise, et tu te portais bien.
--Cela, c'est la vérité, dit le Porpora avec tristesse. Il me semblait que
tout allait au plus mal, et qu'ici tout irait mieux. Cependant tout va de
mal en pis pour moi. La fortune, la santé, les idées... tout!» Et il pencha
sa tête dans ses mains.
«Veux-tu que je te dise pourquoi tu as de la peine à travailler ici? reprit
Consuelo qui voulait le distraire, par des choses de détail, de l'idée de
découragement qui le dominait. C'est que tu n'as pas ton bon café à la
vénitienne, qui donne tant de force et de gaieté. Tu veux t'exciter à la
manière des Allemands, avec de la bière et des liqueurs; cela ne te va pas.
--Ah! c'est encore la vérité; mon bon café de Venise! c'était une source
intarissable de bons mots et de grandes idées. C'était le génie, c'était
l'esprit, qui coulaient dans mes veines avec une douce chaleur. Tout ce
qu'on boit ici rend triste ou fou.
--Eh bien, maître, prends ton café!
--Ici? du café? je n'en veux pas. Cela fait trop d'embarras. Il faut du
feu, une servante, une vaisselle qu'on lave, qu'on remue, qu'on casse avec
un bruit discordant au milieu d'une combinaison harmonique! Non, pas de
tout cela! Ma bouteille, par terre, entre mes jambes; c'est plus commode,
c'est plus tôt fait.
--Cela se casse aussi. Je l'ai cassée ce matin, en voulant la mettre dans