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querelleuse et injuste dès qu'il vit Consuelo, la source de son espoir
et le siège de sa force, tomber tout à coup dans l'abattement et
l'irrésolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l'enthousiasme
et la tendresse, il lui témoigna une impatience maladive qui acheva de
la consterner. Tour à tour faible et violent, le tendre et irascible
vieillard, dévoré du spleen qui devait bientôt consumer Jean-Jacques
Rousseau, voyait partout des ennemis, des persécuteurs et des ingrats,
sans s'apercevoir que ses soupçons, ses emportements et ses injustices
provoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentions
et les mauvais procédés qu'il leur attribuait. Le premier mouvement de ceux
qu'il blessait ainsi était de le considérer comme fou; le second, de le
croire méchant; le troisième, de se détacher, de se préserver, ou de se
venger de lui. Entre une lâche complaisance et une sauvage misanthropie,
il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n'arriva
jamais.
Consuelo, après avoir tenté d'inutiles efforts, voyant qu'il était moins
disposé que jamais à lui permettre l'amour et le mariage, se résigna à
ne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus les
préventions de son infortuné maître. Elle ne prononça plus le nom d'Albert,
et se tint prête à signer l'engagement qui lui serait imposé par le
Porpora. Lorsqu'elle se retrouvait seule avec Joseph, elle éprouvait
quelque soulagement à lui ouvrir son coeur.
«Quelle destinée bizarre est la mienne! lui disait-elle souvent. Le ciel
m'a donné des facultés et une âme pour l'art, des besoins de liberté,
l'amour d'une fière et chaste indépendance; mais en même temps, au lieu
de me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la force
nécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et les
séductions de la vie, cette volonté céleste m'a mis dans la poitrine un
coeur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que
d'affection et de dévouement. Ainsi partagée entre deux forces contraires,
ma vie s'use, et mon but est toujours manqué. Si je suis née pour pratiquer
le dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l'amour de l'art, la
poésie, et l'instinct de la liberté, qui font de mes dévouements un
supplice et une agonie; si je suis née pour l'art et pour la liberté,
qu'il ôte donc de mon coeur la pitié, l'amitié, la sollicitude et la
crainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes et
entraveront ma carrière!
--Si j'avais un conseil à te donner, pauvre Consuelo, répondait Haydn,
ce serait d'écouter la voix de ton génie et d'étouffer le cri de ton coeur.
Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.
--Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai
jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrange
et malheureux! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée et
tiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon coeur me pousse,
sans briser ce coeur qui voudrait faire le bien de la main gauche, comme de
la main droite. Si je me consacre à celui-ci, j'abandonne et laisse périr
celui-là. J'ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femme
sans tuer mon père adoptif; et réciproquement, si je remplis mes devoirs de
fille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père et